Amazone, le Sein m’en tombe !
Par Pierre Fort
Les Trois Coups
Metteur en scène pourtant réputé et respecté, Jean-François Matignon fait de la pièce de Kleist au romantisme âpre et bouillonnant, un nanar en bonne et due forme.
L’intrigue, finalement, est assez simple : en marge de la guerre de Troie, l’Amazone Penthésilée, « fille de Mars », s’éprend du fougueux Achille. Tout entière à sa proie attachée, elle finit par lacérer et dévorer sauvagement, « chienne parmi les chiens », le pauvre Péléide. Au sortir de ce cauchemar, Penthésilée, prenant conscience d’avoir tué l’être aimé, maudit la terrible Loi des Amazones et se donne la mort. Jugée irreprésentable dès sa parution, la pièce de Kleist semble avoir été destinée surtout à la lecture. Julien Gracq, dont est ici utilisée la traduction, parlait d’elle comme une de ces « œuvres fondues à très haute température ». Comment représenter l’irreprésentable et surtout trouver l’énonciation juste ?
Jean-François Matignon avait pourtant choisi de réorganiser le récit, de faire passer l’héroïsme au second plan et de centrer le drame sur les femmes et la passion amoureuse. Mais, loin de rendre la partition lisible, ce travail, transposant l’hyperbolisme du texte en scènes outrées et hystériques, laisse le spectateur au seuil de conflits, dont il ne perçoit jamais la finalité. Car le parti pris de Jean-François Matignon est d’exhiber ostensiblement la surcharge, dans un maelström grand-guignolesque d’images et de sons, qui « dégoutte » en eau de boudin. Tapissée de vidéoprojections, d’éclairages surexploités, d’un accompagnement musical intempestif (Prélude de Parsifal – Gracq oblige – musique d’un mauvais suspense TV, bruits d’éclair, rugissements de bêtes sauvages), la scénographie de bric et de broc fait basculer l’Antiquité dans la brocante.
Tel un reptilarium sombre et étouffant, d’où surgiront quelques Amazones, le plateau entasse des palissades, un gros tronc d’arbre, des fleurs coupées, du terreau dans lequel se vautrera l’Amazone, un mannequin en fil de fer pendu (la dépouille de quelque héros mâle vaincu ?), des bêtes empaillées, dont un sanglier (symbolisant Mars tueur d’Adonis ?). À l’arrière-plan, ceinte comme il se doit de bandelettes sanguinolentes sur son sein perdu, une Amazone tient silencieusement son arc pour nous rappeler, au cas où nous l’aurions oublié, qui sont les Amazones. Par leur accumulation, les signes viennent toujours renchérir sur le signifié, créant l’effet d’un vérisme laid et désuet.
Bouillie furieuse
On se trouve en plein péplum (ce que Matignon voulait à tout prix éviter) : provenant sans doute d’une résidence chez l’artiste Pierre Meunier, le rétroprojecteur permettant d’envoyer des émulsions d’hémoglobine, circule sur des rails comme un dispositif de travelling. Mais c’est un péplum au féminin, servi par de frêles comédiennes en petite tenue et où le mot « chienne », répété à l’envi prend, auprès d’un public largué, son sens le plus vulgaire. De porno soft, le spectacle vire parfois au film d’horreur peu crédible. La fille de Mars, Wonder Woman nue et badigeonnée de rouge, les yeux révulsés façon l’Exorciste, manque singulièrement de chien !
La grandiloquence grotesque des acteurs transforme le texte de Kleist en hémorragie verbale. Car le carnage dont il est question, c’est bien celui du texte, qui, essoré par une interprétation outrée, ne parvient jamais au spectateur. Les Amazones sont des harpies furibondes et déchaînées, dont les fulminations braillardes semblent dignes d’entrer dans la mesure d’un fulguromètre. Les pauvres comédiennes doivent jouer de tous les registres de la mégère inapprivoisable : sons gutturaux, intonations caverneuses et sépulcrales, aigres et glapissantes, voix de rogommes. Elles se lamentent, pleurent, hurlent, comme possédées, se mettent à rire d’un air entendu, les yeux transportés. L’Achille falot campé par Thomas Rousselot, badigeonné de peinture dorée, accessoire précieux de ces dames, semble, tout comme le spectateur, saisi de stupéfaction devant cet ordre féminin totalement déchaîné. Lorsqu’il paraît vouloir épisodiquement se ressaisir dans sa virilité diminuée, et qu’il hurle sa réplique en faisant un drôle de mouvement cisaillé des bras à la Jean-Claude Van Damme, on atteint le summum du risible. Cela n’empêchera pas notre drôle de ménage de s’embrasser à pleine bouche et de s’unir frénétiquement à l’avant-scène.
La pièce de Jean-François Matignon cherche à additionner les instants culminants de la passion, comme s’il voulait faire triompher l’amour sur la loi et traduire l’hyperbolisme flamboyant de Kleist. Fallait-il pour autant obliger la reine des Amazones à se traîner dans le terreau, la contraindre à pourlécher une tige de fer sanguinolente (épée ou brochette de barbecue) ? À vrai dire, tout sonne faux dans ce spectacle. La seule réussite de Jean-François Matignon, c’est d’avoir eu suffisamment d’emprise sur ses comédiens pour obtenir d’eux un engagement total dans cette vision tocarde et ridicule de l’œuvre. ¶
Pierre Fort
La Fille de Mars, d’après Penthésilée de Heinrich von Kleist
Texte publié aux éditions José Corti
Mise en scène : Jean-François Matignon
Avec : Johanna Bonnet, Sophie Mangin, Julie Palmier, Pauline Parigot, Thomas Rousselot, Sophie Vaude
Dramaturgie : Michèle Jung, Valérie Paüs
Scénographie : Jean-François Matignon, Jean-Baptiste Manessier
Lumière : Michèle Milivojevic
Vidéo : Laurence Barbier
Son : Stéphane Morisse
Durée : 2 heures
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
Gymnase Paul Giéra • 55, avenue Eisenhower • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Du 19 au 26 juillet 2017, à 18 heures, puis tournée
De 10 € à 29 €
Réservations : 04 90 14 14 14
À découvrir sur Les Trois Coups
Un minuscule théâtre d’ombres, par Fabrice Chêne
De gros cordages pour un vol au ras des pâquerettes, par Lise Fachin