Que ma joie demeure !
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Récit d’un homme à la joie de vivre à toute épreuve, « La Joie », tirée du roman philosophique de Charles Pépin, est une plongée au cœur de cette émotion mystérieuse, à la force herculéenne. Joyeux et décidé à le rester, Solaro traverse la vie autrement. Sobrement mis en scène, Olivier Ruidavet s’approprie le texte avec une belle certitude.
Le héros imaginé par Charles Pépin traverse la vie par le prisme de l’instant, cette valeur absolue, observant et se « réjouissant » du ciel bleu, du regard et du corps de sa maîtresse, des lumières et de la sensation d’être au monde, physiquement et sensoriellement. Il existe. Voulant danser sa vie et écraser du poing les épreuves rencontrées, il cultive sans relâche sa joie de vivre, envers et contre tout. Ainsi doté – et doué – d’un mental de résistant, il est le roseau qui fléchit sans se rompre, dans l’humilité d’une acceptation totale.
Le comédien, déjà présent lorsque le public s’installe, offre une présence silencieuse et tranquille. Il est encadré d’un angle de murs sur lesquels est projetée l’image d’un coucher de soleil, au-dessus d’un paysage qui pourrait être champêtre ou marin. Sur la droite, une échelle dressée invite à l’élévation. Musique planante, quasi méditative. Une introduction visuelle et sonore, entrée en matière qui nous prépare à un voyage dont on ne pressent pas le tumulte.
L’histoire rappelle évidemment celle de Meursault, héros de l’Étranger de Camus, un parallèle revendiqué par l’auteur. L’enterrement de la mère, le groupe menaçant, le crime causé fortuitement. Aveuglé par la lumière du soleil sur l’acier du couteau, Mersault tire. Dans le même réflexe de casser l’instant, Solaro tire, lui aussi : « Est-ce en moi ou dans le ciel que quelque chose s’assombrit lorsque je saisis l’arme ? (…) Est-ce cet avion qui vole anormalement bas et jette soudain une ombre sur le parking et sur le monde ? Je ne sais pas mais je tire (…). Je tire pour éteindre le tumulte et je sais qu’il n’y aura plus jamais de silence ». Mais si Meursault s’éveille à la vie après sa condamnation, celle de Solaro est une descente aux enfers qui ne dit pas son nom.
La joie de Solaro
« Solaro » aime le soleil. le nom est bien choisi ! Le regard tendu vers le ciel et les vols d’oies sauvages, il vit avec gourmandise ce que la vie lui propose, dans les petites choses, comme dans les grands chagrins. Une sorte de délectation volontaire jubilatoire, malgré un lot surchargé par le destin. C’est son mode d’emploi autant que son cap. Contre vents et marées, il avance avec une joie grandissante, émotion fleurissant dans l’ornière, de plus en plus vive avec l’accélération des drames. Car, lorsque le bonheur est hors de portée, faire germer la joie et la mettre sous globe est ici la seule issue possible.
Le héros de Charles Pépin cultive son potager dans le jardin de la prison, s’extasie de la douceur de la vie, qu’il compare à une plaque de chêne polie, et admire l’arabesque des barbelés. Une exaltation dont l’espoir est banni « parce qu’il est un poison qui nous enlève la force d’aimer ce qui est là ». Un héros littéraire, glissant dans un engrenage sans retour. Son bouclier le transforme petit à petit en combattant isolé, coupable d’une joie qui finira par creuser sa tombe. « Fou de joie », dit-on. Solaro en a fait l’expérience.
Simplicité éloquente de la mise en scène
Le comédien raconte vite, d’une voix déterminée montrant l’assurance de qui ne se permet aucun doute. Il est un Solaro qui trace, parlant avec ses mains, menant son histoire quasiment d’une traite, dans un mouvement aussi inarrêtable que le sillon creusé par la joie dans le cœur du héros. Une narration au flux continu qui ne s’épanche pas. Ce serait d’ailleurs un contre-sens dans lequel Olivier Ruidavet ne tombe jamais. Y compris pour expliquer l’exaltation qui l’anime : « il me demande si je peux nommer ce sentiment (…). Cette chose qui monte dans le ventre et même dans la gorge (…). Je crois que c’est de la joie ».
Au passage, nous cueillons l’odeur du savon liquide parfumé à l’amande douce de l’hôpital ; la marche sous la pluie sublime qui réveille la Seine ; le vent froid qui remet tout en place ; le ruban mauve de l’autoroute et la silhouette de la Basilique Saint-Denis se détachant sur le ciel ; ou encore l’éclat de toutes les fleurs du cimetière. Nous parcourons ces paysages et ces impressions étrangement chargés de douceur, malgré la violence qui explose. La belle écriture de l’auteur a rencontré son conteur.
L’objectif du metteur en scène Tristan Robin (« retrouver l’œil neuf du lecteur se plongeant dans le livre de Charles Pépin ») est atteint. La vision qu’il nous propose de cette utopie est sans filtre. C’est un livre ouvert, comme ces murs blancs, finalement ombrés des silhouettes des juges. Sans doute le texte n’avait-il pas besoin de plus que cette mise en scène volontairement minimaliste. Le rythme du spectacle, qui ne faiblit jamais, a la cadence alerte qu’il fallait au roman pour lui donner sur scène saveur de spectacle vivant. 🔴
Florence Douroux
La Joie, de Charles Pépin
Le texte est édité aux Allary Éditions et chez Folio
Compagnie internationale
Mise en scène : Tristan Robin
Adaptation et jeu : Olivier Ruidavet
Durée : 1 h 15
Dès 12 ans
Artéphile • 5 bis / 7, rue du Bourg Neuf • 84000 Avignon
Du 3 au 21 juillet 2024 (sauf les 9 et 16), à 13 heures (1 h 15)
De 15 € à 21,50 €
Réservations : 04 32 75 15 95 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici
Tournée ici :
• Du 10 septembre au 12 octobre au Théâtre de la Reine Blanche, à Paris
Photos : © Louis Barsiat