Un pur moment de plaisir
Par Olivier Pradel
Les Trois Coups
On ne présente plus « la Leçon », la pièce d’Ionesco jouée de manière ininterrompue depuis sa création en 1958, au Théâtre de la Huchette. Son succès ne se dément pas et trouve aujourd’hui des accents nouveaux et particuliers.
Au Théâtre de la Huchette, la file des spectateurs s’étend chaque soir dans la rue. Flot presque ininterrompu de ceux qui, depuis cinquante ans, viennent voir les courtes représentations de la Cantatrice chauve ou de la Leçon. Le public de ces deux pièces qu’on ne présente plus d’Eugène Ionesco est bigarré : étudiants ou lycéens, couples, retraités… C’est dire l’écho qu’à encore cette œuvre bien des années après sa création.
Ionesco nous emmène d’une situation banale – une leçon particulière où intervient le trio d’une élève, de son professeur et de la bonne de ce dernier – à des échanges délirants dont l’issue fatale éclaire in fine l’enjeu. Délectable écriture d’un de nos grands auteurs, qui subvertit les savoirs pour mieux les questionner : les multiplications complexes se révèlent plus accessibles que de simples soustractions, le latin et l’imaginaire sardanapalais sont de ces langues « néo-hispaniques » qui semblent bien toutes se ressembler… L’humour se gausse alors du drame et de l’impossible.
Cette pièce est un pur moment de plaisir, dans cette ambiance unique des petites salles. Tout est petit à la Huchette, de la caisse à la scène. Seul le talent se révèle immense. Il faut rendre hommage au théâtre et à sa troupe qui, chaque soir, presque sans interruption, donne spectacle. Dominique Scheer joue une élève sans âge tantôt mutine adolescente, tantôt délicate jeune fille aux manières apprêtées, tantôt prolétaire à la gouaille de titi parisienne. Claude Debord, le pédagogue confus, aux airs effarouchés de vieil homme concupiscent, à la philologie tout autant fantaisiste que péremptoire, se révèle engoncé dans ses théories et sa pédagogie tout autant que dans son gilet. Odette Barrois, enfin, la bonne impassible et poussive, lasse d’une histoire qui se répète et lui échappe, établit un rempart bien improbable entre ces deux êtres que tout sépare et que tout attire.
Pourquoi faudrait-il voir encore Ionesco ? L’histoire de la Leçon est tellement datée, et les décors et costumes de l’interprétation qui se joue actuellement à la Huchette le manifestent si justement ! À l’heure où les professeurs se font parfois poignarder, où leur statue est plus souillée qu’encensée, il semble que l’univers que présente Ionesco soit bien révolu. Faut‑il aller voir la Leçon comme un délicieux divertissement, un document de l’histoire théâtrale ou, pire, comme une œuvre dangereuse qui risque de mettre encore plus à mal l’image détériorée de toute autorité, à commencer par celle des enseignants ?
Si le danger que présente cette pièce est tout relatif, le goût de la subversion se fait persistant. En un temps où la fragilité des maîtres est partout déplorée, il n’est pas de bon ton d’interroger leur position. Or, il convient de se rappeler combien celle‑ci est délicate à tenir, par des êtres humains si enclins à la fragilité et à l’abus. Combien le discours qui tourne sur soi, indifférent à son auditoire, niant sa souffrance, est la première et la plus pernicieuse des violences : « Ça ne s’explique pas, ça se comprend ! ».
En un temps où des affaires de pédophilie jettent le trouble sur la relation entre l’enseignant et l’enfant, il faut pourtant admettre que toute relation, y compris de transmission et d’enseignement, est aussi affaire de séduction. Et que la chaire est charnelle. Que cela peut mener au meilleur comme au pire. En un temps où le cancre qui réussit est présenté en modèle de réussite providentielle, il convient aussi de regarder combien peut demeurer grande la souffrance de tous ceux que l’enseignement institutionnel assassine. ¶
Olivier Pradel
la Leçon, d’Eugène Ionesco (1958)
Mise en scène : Marcel Cuvelier
Avec : Odette Barrois (la Bonne), Dominique Scheer (l’Élève), Claude Debord (le Professeur). Chaque soir, une nouvelle distribution.
Décors : Jacques Noël
Régie : Ider Amekhchoun
Photo : © Gonzague Phélip
Théâtre de la Huchette • 23, rue de la Huchette • 75005 Paris
Métro : Saint‑Michel
Réservations : 01 43 26 38 99
Tous les jours du lundi au samedi, à 20 heures
Durée : 1 heure
19,50 € | 14,50 € | 10 €