Trois générations de femmes
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Créée en 2018 au le Théâtre des Îlets – centre dramatique national de Montluçon (dirigé par Carole Thibaut) – cette adaptation du « Petit Chaperon Rouge » poursuit sa tournée. Un conte initiatique, à la croisée de la fable et du théâtre contemporain, qui explore le chemin par lequel la personnalité peut s’affirmer. Un remarquable spectacle tout public qui fait aussi grandir les parents.
Sage et responsable, Marie est une petite fille à qui on peut faire confiance. Pourtant, sa mère, Jeanne, surmenée par son métier d’infirmière et dépassée par les difficultés de la vie quotidienne, est très angoissée. Chaque semaine, Marie va rendre visite à Louise, sa grand-mère, qui habite de l’autre côté de la Cité-Fauré et, chaque semaine, Jeanne oblige sa fille à prendre le chemin contournant la Cité-Forêt. La mort de l’aïeule va bouleverser leur vie car Marie ose alors s’opposer à sa mère pour entrer dans le vaste monde.
Que va-t-il advenir de cette jeune fugueuse égarée dans la jungle urbaine et qui devient amie avec un marginal ? Cette remarquable adaptation prend d’autant plus aux tripes, qu’elle aborde des thématiques universelles en nous décillant le regard.
Rites de passages
Après son travail sur l’adolescence (Variations amoureuses, Printemps), la violence dans l’éducation (Les Petites Empêchées, Avec le couteau le pain), Carole Thibaut aborde ici la question de l’émancipation et de la transmission transgénérationnelle. La Petite Fille qui disait non met en scène une préadolescente, raconte son cheminement influencé par sa grand-mère fantasque, sous le regard impuissant de sa mère. Dans cette version, colorée du rouge menstruel, il est donc question d’hérédité, d’éducation, d’amour et de construction identitaire.
L’autrice traite toujours de l’initiation en utilisant les codes du conte, mais à une « sauce » inhabituelle : une petite fille traverse la forêt, croise un loup, apprend à ne pas en avoir peur, apprivoise ses différences, finit par l’accepter comme il est, à le suivre, à tisser une relation interpersonnelle et à révéler en lui des instincts de rêves brisés, sans le diaboliser.
En effet, Carole Thibaut s’éloigne du Petit Chaperon rouge de Charles Perrault, qu’elle ne porte guère dans son cœur : « Il m’a menti, comme à des millions d’autres ! Il a détourné le conte pour véhiculer l’esprit du XVIIe siècle, lui accolant une morale sous prétexte qu’il faut se protéger des dangers extérieurs. Dans sa version, il punit le Petit Chaperon Rouge, présenté comme une véritable nouille. Il démontre qu’il ne faut pas emprunter de chemins de traverse. Les filles à la maison ! Il ne manque plus que le prince charmant, véritable incarnation du Roi Soleil, d’ailleurs présenté comme le sauveur dans ses autres contes ! ».
Elle n’adhère pas non plus aux analyses du psychanalyste Bruno Bettelheim qui privilégie les relations de séduction entre le loup et la petite fille. En tout cas, elle n’a pas voulu traiter de perversité. Dans sa version, son loup garou n’a pas d’appétit sexuel. Il a juste une « faim de loup ». Et pour cause, c’est un SDF !
Suite à la lecture d’un article de l’ethnologue Yvonne Verdier, Carole Thibaut a voulu retourner aux sources du célèbre conte. Or, dans le Conte de la mère grand (XIe siècle), dont s’est inspiré Charles Perrault, le loup s’échappe et ne mange personne. Surtout, la fille, qui est plus rusée que la bête, sort grandie de cette expérience. Affirmant une voix singulière, La Petite Fille qui disait non met donc finalement à nu la relation parent enfant avec une grande bienveillance, et encore plus de clairvoyance.
Bien campés, ses personnages nous touchent davantage. Ainsi, Marie est-elle éloquente dans sa révolte : « On est toujours trop petit pour être libre ! ». En quête d’ailleurs, elle veut voyager, s’ouvrir au monde. Enfin « Apprendre à dire NON, de manière constructive, efficace, honnête, lui permet de ne pas être dans une opposition bêtement radicale », précise Carole Thibaut.
En fait, tous les personnages évoluent : si Marie s’affirme sans renoncer à son âme d’enfant (autrement dit ses idéaux), Louise préfère « se mourir » plutôt que de subir le vieillissement; Loup finit par décolérer et même Jeanne grandit. « Ce n’est pas une mauvaise mère », commente l’autrice. « Elle fait de son mieux, elle essaie, elle veut tout faire bien, mais se faisant, elle impose un autre genre de violence à sa fille, celle de devoir dire oui, sans cesse, à une injonction au bonheur et à l’efficacité ». Heureusement, à force de se prendre les pieds dans le tapis, la mère finit par se poser. Elle fait confiance, apaise ses craintes et, du coup, change ses mots pour ne plus culpabiliser sa fille, cesse de projeter sa peur de l’Autre.
Les trois interprètes ont abordé finement leur personnage pour leur donner toute l’épaisseur qu’ils méritent : Hélène Seretti joue une mère tout à la fois agaçante et attendrissante ; Yann Mercier compose un Loup tout en nuances. Surtout, relevons la prestation exceptionnelle de Marie Rousselle-Olivier, comédienne d’une vingtaine d’années particulièrement convaincante dans l’incarnation de cette petite fille. Chaque posture est étudiée et son énergie sur le plateau est réellement celle d’une enfant. Chapeau !
La famille, noyau de la société
Enfin, au-delà des questions intimes, transposer l’histoire de nos jours, avec ses sujets actuels (la monoparentalité, la misère sociale, la stigmatisation…) résonne fort avec les problématiques sociales. Pour cet autrice engagée, l’enjeu politique existe bel et bien : « La question de la désobéissance de l’individu au sein du collectif a toujours habité mon travail ». Ce chemin, sur lequel l’apprentissage de la désobéissance fait figure de passage obligé, peut s’appliquer à tous parce que la construction d’un sujet libre et pensant n’est jamais terminée.
Pour cette figure féministe, dire non revient à exercer son esprit critique et à lutter contre toutes sortes d’idées reçues, dont le regard des hommes sur les femmes : « Faudrait pas que les femmes travaillent. Après elles laissent leurs petits enfants traîner dans les rues tard le soir. C’est pas prudent. On ne sait jamais ce qui peut arriver. » Si Carole Thibaut fustige avec humour la grammaire sexiste, elle porte d’autant plus loin le geste résistant qu’il est traité de façon poétique, à travers le prisme métaphorique de la fable : « « Le conte est indissociable du théâtre que j’écris, car il convoque l’imaginaire, l’onirisme et la métaphore, tous trois indissociables, à mon sens, du théâtre ». Résultat : c’est drôle et sensible, jamais didactique ni ennuyeux.
Tout aussi subtile, la mise en scène entremêle le réel et le rêve. La scène est séparée en deux par un tulle permettant des jeux d’apparitions et de disparitions, un judicieux support de projection d’images faisant vivre au second plan l’univers imaginaire et fantasmagorique de la petite fille, à la façon des expressionnistes. Peu à peu, le réel si bien cadré de Jeanne lui échappe, le carrelage de la cuisine se déforme et devient gigantesque, la neige recouvre tout.
La scénographie révèle ainsi efficacement les peurs maternelles, les fantômes bienveillants qui hantent Jeanne et les rêves enfantins. De grands panneaux se transforment tantôt en tours de HLM, tantôt en arbres aux ombres inquiétantes. Quelques fanfreluches pour la grand-mère fan de cabaret, une table et deux chaises, un bol et une tasse pour les boissons qui réconfortent, sont des accessoires suffisants pour suggérer, plutôt qu’illustrer. Et bien sûr, de-ci de-là, quelques tâches attirent notre attention. Ce rouge qui nous éclabousse signifie joyeusement le sang qui coule dans nos veines. Il nous rappelle, surtout, que ce Petit Chaperon Rouge-là demeure plus que jamais vivant. ¶
Léna Martinelli
La Petite Fille qui disait non, texte et mise en scène de Carole Thibaut
Le texte est publié à L’École des Loisirs
Avec : Yann Mercier, Marie Rousselle-Olivier et Hélène Seretti avec la participation à l’image de Valérie Schwarcz et Lou Ferrer-Thibaut
Assistanat à la mise en scène : Vanessa Amaral, Malvina Morisseau et Fanny Zeller (en alternance)
Scénographie : Camille Allain-Dulondel
Création lumières : Yoann Tivoli
Création sonore et musicale : Margaux Robin
Création vidéo : Vincent Boujon
Costumes : Élisabeth Dordevic
Régie générale : Pascal Gelmi et Jean-Jacques Mielczarek
Construction : Nicolas Nore, Jérôme Sautereau et Séverine Yvernault Régie son : Pascal Gelmi
Régie lumières : Thierry Pilleul en alternance avec Guilhèm Barral
Durée : 1 h 10
Tout public à partir de 8 ans
MC 93 Maison de culture de Seine-Saint-Denis Bobigny • 9, boulevard Lénine • 93000 Bobigny
Du 4 au 6 octobre 2019
De 9 € à 12 €
Réservations : 01 41 60 72 72 et par mail
Spectacle créé le 16 janvier 2018 au théâtre des Îlets – CDN de Montluçon
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