Putain de vies !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Simon Delattre met en scène une remarquable adaptation de « la Vie devant soi », d’après Romain Gary. Ce magnifique spectacle, intelligent, drôle, émouvant et bourré de trouvailles scéniques, livre un inoubliable hymne à la différence et à la générosité.
« Est-ce qu’on peut vivre sans amour ? » Momo, un jeune garçon d’origine arabe abandonné par ses parents, vit son « premier grand chagrin » quand il apprend que, chaque fin de mois, sa mère adoptive reçoit un mandat pour le garder. L’aime-t-elle vraiment ?
L’adaptation de Yann Richard se concentre sur le cœur du roman, le duo iconoclaste formé par Madame Rosa, ancienne prostituée reconvertie dans la garde d’orphelins, qui rend ainsi service à ses anciennes collègues parties faire le trottoir, et « ce gosse né de travers », lequel en sait bien peu sur lui, à commencer par son âge : « J’suis pas daté », répète-t-il.
Dans la Vie devant soi, l’âge revête une grande importance comme indice déterminant pour Momo qui doit connaître ses parents, s’il veut bien grandir, et facteur aggravant pour Madame Rosa, rescapée d’Auschwitz hypocondriaque. Le môme raconte : « La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu’elle ne se plaignait pas d’autre part, car elle était également juive. Sa santé n’était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c’était une femme qui aurait mérité un ascenseur ».
Vivre et mourir
Voilà comment débute cette histoire d’amour, véritable conte d’initiation. Outre la quête identitaire, le roman mène une réflexion riche et complexe, brasse de nombreux thèmes (l’amour filial, la peur de vieillir, l’altruisme, l’antisémitisme…). On comprend pourquoi l’auteur a remporté le Prix Goncourt en 1975 (et pour la seconde fois, après l’avoir reçu en 1956 pour les Racines du ciel). La langue est savoureuse, le verbe haut.
Ces questions existentielles et sur le « vivre-ensemble », Simon Delattre, artiste en résidence au Théâtre Jean-Arp – scène conventionnée de Clamart et membre de l’Ensemble artistique du centre dramatique national de Sartrouville, s’évertue à les poser depuis ses tous premiers spectacles.
L’adaptation permet de passer avec fluidité de la narration à l’incarnation. Idéal pour cet hymne à la vie ! Et elle permet à la mise en scène d’exploiter la tension entre le drame et la manière dont il est vécu par Momo, candide mais très intelligent.
En effet, celui-ci accompagne comme il peut sa mère adoptive dans sa douloureuse fin de vie, hantée par la guerre. Avec une tendresse infinie, il prend soin de celle qui l’a élevé, essaie d’adoucir ses derniers jours, de lui offrir une fin digne, belle à l’image de l’enfance qu’elle lui a offerte. Il choisit les mots comme arme, mais pour raconter et sauver. Quelle leçon d’humanité ! Momo incarne aussi la figure de l’artiste. Son histoire montre comment s’ouvrir à l’art, à la poésie et à la philosophie pour s’émanciper de sa condition sociale.
L’amour plus fort que tout
Le spectacle est d’une grande inventivité et d’une poésie en parfaite adéquation avec celle de l’auteur. Marionnettiste de formation, Simon Delattre utilise cet art au service d’une réflexion, avec une esthétique très particulière, hybride. Il confirme son style – élaboré – où idées, images et musique ont un rôle important. Il maîtrise chaque détail, jouant des contrastes entre violence de la situation et élégance de la forme, puissance du texte et légèreté de la langue.
La scénographie est pleine de fantaisie et offre un terrain de jeu qui met le corps en alerte. Au centre de la scène, un immense escalier de bric et de broc sur lequel évoluent les personnages ; de chaque côté, les espaces de vie. À jardin, le minuscule appartement, kitsch à souhait, de Madame Rosa dans un container surélevé, avec son « trou juif » en-dessous. À l’opposé, l’espace dédié à la musique et au doublage. La mort en boîte, pour cette femme confrontée aux démons de son passé, et la vie devant soi, pour cet artiste en devenir.
Comme la petite et la grande histoire, les personnages, tous hauts en couleurs, se croisent là et les marionnettes leur apportent un supplément d’âme. Madame Rosa, monstre au grand cœur, n’en finit pas d’occuper l’espace. Le docteur Katz, plus long que large, et Monsieur Hamil, le vieux sage aux « cheveux d’avant-guerre », sont drôles et touchants à la fois.
La distribution est formidable. Tigran Mekhitarian, en Momo, est le chef d’orchestre. Il donne du relief à ce « fils de pute » rêveur et poète doté d’une grande sensibilité souvent combattive. Pour son métier, n’hésite-t-il pas un temps entre flic ou terroriste ? Finalement, il préfèrera « tout faire avec les mots sans tuer les gens, comme Victor Hugo », son maître. Madame Rosa est littéralement portée par Maïa Le Fourn – époustouflante – et Nicolas Goussef se révèle d’une grande précision pour les autres rôles. À la fois comédiens et manipulateurs, tous les trois font vibrer la corde sensible avec beaucoup de justesse.
Enfin, Nabila Mekkid (du groupe Nina Blue) soutient le spectacle – et toutes les prostituées du monde – par sa musique live. Son timbre rauque et les rip de sa guitare apportent une couleur très particulière. Les chansons sont en français, en anglais et en arabe car cette plongée dans le Belleville des années 1970, où la solidarité soudait les différentes communautés, interroge notre présent. « Ce roman qui traverse les âges est actuel, et mieux encore : universel », souligne Simon Delattre.
Alors, « Est-ce qu’on peut vivre sans amour ? ». Cette question qui taraude Momo fournit l’occasion d’un véritable hymne à la fraternité. Car, non, les liens du sang ne font pas tout. ¶
Léna Martinelli
La Vie devant soi, d’après le roman de Romain Gary
Publié en 1975 au Mercure de France (sous le pseudonyme d’Émile Ajar), droits théâtre gérés par les éditions Gallimard
Adaptation et assistanat à la mise en scène : Yann Richard,
Mise en scène : Simon Delattre
Avec : Nicolas Goussef, Maia Le Fourn, Tigran Mekhitarian
Musique live : Nabila Mekkid (Nina Blue)
Scénographie : Tiphaine Monroty, Morgane Bullet
Création lumière : Tiphaine Monroty
Création son : Tal Agam
Construction du décor : Morgane Bullet, Clément Delattre
Stagiaire scénographie : Emma Bouvier
Construction des marionnettes : Marion Belot, Anaïs Chapuis
Costumes : Frédéric Gigout
Confection des costumes de Madame Rosa et du Rideau : Odile Delattre
Adaptation LSF : Yoann Robert
Régie générale : Jean-Christophe Planchenault
Régie lumière : Jean-Christophe Planchenault (ou Chloé Libero)
Régie son : Laurent Le Gall
Administration et production : Bérengère Chargé
Diffusion : Claire Girod
Remerciements : Thierry Collet
Durée : 1 h 45
Photos © Matthieu Edet
Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-C.D.N. • 8, place Jacques-Brel • 78500 Sartrouville
Du 15 au 18 janvier 2019
Réservations : 01 30 86 77 79 et en ligne
De 8 € à 28 €
Durée : 1 h 35
À partir de 14 ans
Tournée
- Du 24 au 26 janvier, Théâtre Massalia, à Marseille (13)
- Le 29 janvier, au Théâtre de Grasse
- Le 1er février, La Garance, scène nationale de Cavaillon (83)
- Du 6 au 8 mars, au T.J.P., CDN d’Alsace, Strasbourg (67)
- Le 21 mars, Méliscène, Espace Athena, Auray (56)
- Le 30 avril, Théâtre de Laval
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☛ Reportage sur « la Part du hasard, jouer avec l’inconnu », temps fort de la saison organisé par le T.J.P. à Strasbourg, par Léna Martinelli