« Laboratoire poison », Adeline Rosenstein, T2G, Gennevilliers

Laboratoire-Poison-Adeline-Rosenstein © Pierre-Gondard

Total Respect

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Nouvelle création d’Adeline Rosenstein, « Laboratoire Poison » propose un théâtre documentaire déconcertant, mais intelligent, qui repose sur les seules ressources du jeu. Brecht is back dans cet opus sur la trahison des révolutions.

Disons le franchement, si on a apprécié Laboratoire poison, c’est, d’abord, en dépit de la déception. Dur, dur d’aller voir un spectacle quand on a a-do-ré (et en pèse l’hyperbole) le spectacle précédent (Décris-ravage) et quand on découvre une création au sujet, certes passionnant, aux partis pris fins et éthiques, assurément, mais très différente de ce qu’on avait imaginé. Mais où sont les croquis, les archives, les témoignages ? Qu’est-ce que ce théâtre documentaire aux documents invisibles où on vous parle de A et B, comme dans un traité de mathématiques, et encore d’un tel « mais c’est pas son vrai nom », avant de renouer avec le réel ?

© Pierre Gondard

Et puis, on venait voir un spectacle sur les traîtres des mouvements révolutionnaires, on venait pleurer sur les capitaines abandonnés. Or, oon nous fait le coup du « canard-lapin ». Quézako ? Mieux vaudrait voir le spectacle pour le comprendre, mais disons qu’il s’agit de composer avec deux clichés (le canard et le lapin), un entre-deux plus trouble… et plus honnête. Voilà donc dézingués attentes et fantasmes !

Image versus fantasme

L’arme de cette démolition est justement l’image. Comme la pièce étaye la réflexion sur quatre mouvements révolutionnaires victorieux (en Belgique, Algérie, au Congo, en Guinée et au Cap-Vert), elle multiplie aussi les points de vue par une série de figures, souvent pleines d’humour et passionnantes.

Un conseil : Prenez en notes « les figures de décrédibilisation » (viatiques anti-mangement) ou « les figures de décomposition du groupe ». L’image scénique est ainsi une arme anti imagerie, anti photo officielle retouchée. Elle prend aussi à revers les métaphores pernicieuses du type « on ne peut critiquer son camp sans apporter de l’eau au moulin de l’adversaire », avec une brûlante actualité… Elle tente encore de rendre visible l’invisible : le cheminement intérieur qui fait passer de l’engagement à la traîtrise et permet de dégager des archétypes, comme le fait le conte, par-delà la mesquinerie des accusations personnelles.

© Pierre Gondard

La compagnie Maison Ravage joue bien avec l’image dans une pratique théâtrale qui peut déboussoler, puisqu’à aucun moment le spectateur ne saurait croire en l’interprétation. Puisque, les tableaux de théâtre-image se succèdent en se désamorçant dans un dispositif héritier de Brecht. Voici qu’un acteur se présente comme une infirmière et décrit son costume (mais il ne le porte pas). En voilà un autre qui commente le tableau qu’il vient de proposer, ou le reprend selon les directives d’Adeline Rosenstein. Et pour couronner le tout, des bruitages saugrenus déréalisent les scènes. C’est que le comédien, expert ès paroles et masques pourrait être une figure lui-même du traître.

Alors, on ne joue pas, on figure (sic). Ère du soupçon, donc, et art du décalage : le spectacle ne cessant de s’interroger nous interroge aussi continuellement. D’ailleurs, on nous prend à témoin, du début à la fin, et parfois même le spectacle se fendille pour laisser place à la réalité : l’injuste casse des retraites, la mort d’un ami et membre de la troupe, les difficultés rencontrées par les comédiens congolais de l’équipe pour venir jouer dans la forteresse Europe. En cela aussi, le spectacle nous touche.

All inclusive

On perçoit (peut-être à tort) dans certaines productions actuelles une forme d’opportunisme à cocher les cases de la diversité, à aborder certaines thématiques dans le vent. Rien de tel avec Laboratoire Poison. Sa probité s’impose dans l’exposition même des cas de conscience qui ont émaillé la fabrique de la pièce. Les doutes ont persisté là aussi en « canards-lapins » artistiques. Chaque mot, chaque geste est ainsi déconstruit.

Par contre, Adeline Rosenstein va bien jusqu’au bout de certains choix peu évidents : elle nous propose un spectacle en langue inclusive. S’étant demandée avec humour si la première partie du spectacle passerait le test de Bechdel, elle réoriente la proposition d’une manière très convaincante en fonction de ce questionnement dans une très belle partie consacrée à l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert. Une telle cohérence, une telle prise de risque, un tel respect des comédiens, comme des spectateurs, ne peuvent susciter en retour qu’un total… respect. 🔴

Laura Plas


Laboratoire poison, d’Adeline Rosenstein

Conception, écriture et mise en scène : Adeline Rosenstein
Assistante à l’écriture, dramaturgie, mise en scène : Marie Devroux
Avec : Aminata Abdoulaye Hama, Marie Alié, Habib Ben Tanfous, Marie Devroux, Salim Djaferi, Thomas Durcudoy, Rémi Faure El Bekkari, Titouan Quittot, Adeline Rosenstein, Talu, Audilia Batista, en alternance avec Christiana Tabaro, Jérémie Zagba, en alternance avec Michael Disanka
Lumière : Arié Van Egmond
Composition sonore : Andrea Neumann, Brice Agnès
Compagnie Maison Ravage
Durée : 3 h 45 (entracte compris)
Dès 15 ans

T2G, Théâtre de Gennevilliers, CDN • 41, avenue des Grésillons • 92230 Gennevilliers
Du 16 au 18 mars 2023
De 6 € à 24 €
Réservations : 01 41 32 26 26 ou en ligne

Tournée :
• Du 22 au 25 mars, Théâtre Vidy-Lausanne, à Lausanne (Suisse)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Décris-ravage, d’Adeline Rosenstein, par Laura Plas

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