« Un jour, mon Prince viendra… » : version opérette ou Beckett, les enfants ?
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Deux réécritures des frères Grimm sont proposées au jeune public du Festival : « l’Amour vainqueur », d’Olivier Py, et « Blanche-Neige, histoire d’un Prince », de Marie Dilasser, mis en scène par Michel Raskine. Ces spectacles féministes, aux esthétiques radicalement différentes, parlent d’amour, de mort, de genres et de nature.
Olivier Py affirme qu’il ne faut pas désespérer un enfant. Il crée donc un spectacle total réjouissant qui aborde des thèmes durs. Mais que penser de l’univers grinçant du Blanche-Neige de Raskine ? La jeune fille du conte allemand a épousé son Prince… mais leur bonheur n’a pas duré. L’amour épuise, explique le vieux Prince fumant clope sur clope, interprété par la comédienne Marie Guittier. Il se sent « mouru, foutu, rompu », « crevé, clapé, capout ».
Si le vocabulaire et les sonorités font sourire, le message adressé aux petits est peu optimiste. Blanche-Neige s’ennuie tellement qu’elle n’a cessé de grandir et ressemble à une « asperge ». Enfermée avec un barbon jaloux dans un palais « pourri », elle refuse désormais de faire le ménage (que le personnage de Walt Disney sublimait tant). Elle considère son époux comme un « hétéro plouc » obsédé par sa « chasse cueillette » du dimanche. Elle est même tombée amoureuse d’un certain monsieur Seguin, qualifié par le Prince de « plouc provençal ».
Jouée par un jeune comédien longiligne, Blanche-Neige apostrophe la lune : « comment faire pour que tout redevienne comme avant ? ». En effet, la forêt n’a plus d’arbres, les montagnes sont « aplaties », l’air est pollué : les 101 nains au service du Prince ont dû maltraiter la nature pour nourrir ses appétits insatiables. Il n’y a plus de vie, de joie. La seule distraction du couple consiste à botter les fesses de la servante Souillon aux nattes jaunes, incarnée avec malice par Alexandre Bazan (qui joue aussi le technicien).
Certes, l’espoir renaît lorsque le Prince libère Blanche-Neige (il l’aime trop pour la « dévorer »), et lorsque la jeune fille accepte le marché proposé par la lune : manger une pomme pour que la nature repousse et que les nains soient libérés. En contrepartie, il faudra que le Prince meure… Souillon pourra alors devenir « la plus belle » et devenir à son tour un chasseur.
On trouve bien une forme de réparation adaptée au jeune public, dans les deux trajectoires féminines. Mais « l’histoire du Prince » reste ambiguë. Ce personnage est narcissique, misogyne, autoritaire, avide et mélancolique. Il écrase la révolte des nains sans sourciller. Son royaume est effrayant, comme le signale la scénographie (rideau noir en fond de scène, tissus blanc et rouge couvrant le lit de l’épouse endormie, arbres rachitiques peints en blanc, etc.). Les couleurs symboliques associées au conte, « rouge sang et noir ébène », dominent, jusque dans les costumes actualisés et les maquillages expressionnistes.
Un univers mortel, grimaçant, truffé de références (aux contes et à leur adaptation, aux comptines, au théâtre d’objets, à Méliès, Claudel, Beckett, Maguy Marin, Egon Schiele) se déploie sous nos yeux. Il ne manque ni d’humour noir, ni d’inventivité (que l’on songe à l’utilisation des trompettes de Maurice Jarre ou à la chanson de Téléphone, ou encore à la manifestation des nains sur ressorts). Pour autant, ce spectacle « pour adultes à partir de huit ans » ne paraît pas destiné aux enfants… Sauf si l’on considère qu’il vise, comme les spectacles jeune public d’Olivier Py, la « jeunesse » du spectateur – c’est-à-dire un état philosophique.
L’enfance incandescente
L’Amour vainqueur est aussi qualifié par son auteur de façon ironique : c’est un conte « pour les enfants et les gens intelligents ». Il est conçu pour un spectateur « incandescent », sans à priori culturel, capable, s’il est adulte, de se décentrer. Il exalte la joie et l’amour absolu (moqué par Michel Raskine), parce qu’il ne veut pas renoncer à la part d’enfance du spectateur.
Cette adaptation du conte Demoiselle Maleen souligne une fois encore la passion d’Olivier Py pour les frères Grimm, capables d’écrire « du Shakespeare en trois pages ». Elle traduit aussi son intérêt (depuis des années) pour l’espace carcéral. En effet, l’histoire s’intéresse à une jeune fille enfermée par son père (le roi) dans une tour durant sept ans, après avoir refusé un mariage politique. Lorsqu’elle sort, orpheline, elle découvre un monde ravagé par la guerre et une nature brûlée. Heureusement, le stratagème théâtral de son adjuvant le Jardinier lui permettra de retrouver le Prince qu’elle aimait et de l’épouser. Le « retour des abeilles et le pollen du possible » closent la pièce, comme la neige se remettait à tomber sur le cadavre du Prince de Blanche-Neige, à la fin. La nature renaît avec l’amour ou après la mort.
L’Amour vainqueur met aussi à l’honneur une seconde héroïne : une servante nommée Fille-Vaisselle, jouée par le talentueux Pierre Lebon (qui interprète aussi le Prince). Transfigurée par le plaisir du travestissement théâtral, elle finit par se métamorphoser réellement en moussaillon, et peut assouvir son désir d’ailleurs. Quelle bonheur d’observer la libération de la souillon non genrée, dans les deux spectacles !
À l’inverse de Michel Raskine, l’esthétique d’Olivier Py est gaie et lyrique. Les alexandrins blancs ont été choisis à la fois pour les dialogues et pour les parties chantées (dont les mélodies rappellent Brel ou Barbara). Les références à l’opérette et à la comédie musicale pullulent, sans parler de celles au cinéma muet, aux marionnettes (Pierrot, Colombine, le Gendarme), à Marivaux, Shakespeare, Hugo (l’Homme qui rit)…
La cage de scène, comme la boîte à musique chez Michel Raskine, exacerbe la théâtralité : les objets, les changements de décor ou de costumes sont à vue. Le kitsch et la poésie sont assumés. Éloignent-ils les enfants ? Non, ceux-ci sont sûrement captés par la beauté de la scénographie (lumières, photographies, tableau), le symbolisme des couleurs et des objets, la musique et la danse, l’excellence des interprètes, les messages positifs.
Non seulement le spectacle fait l’éloge du théâtre, mais il rappelle que la vie « n’a pas de sens » et « s’en va à tire-d’aile ». Voilà pourquoi il devient un hymne à la jeunesse, la beauté, la paix et l’amour ! Si cette dernière création musicale nous ravit moins que la Jeune Fille, le Diable et le Moulin, ne boudons pas notre plaisir. Les adaptations stylisées de Py et de Dilasser/Raskine rendent hommage aux récits inépuisables de Grimm, lesquels s’adressent aux grands enfants que nous sommes. ¶
Lorène de Bonnay
l’Amour vainqueur, d’Olivier Py, d’après Demoiselle Maleen des frères Grimm
Le texte est édité chez Actes Sud-Papiers
Texte, mise en scène et musique : Olivier Py
Avec : Clémentine Bourgoin, Pierre Lebon, Flannan Obé, Antoni Sykopoulos
Durée : 1 heure
Gymnase du lycée Mistral • Place de la Principale • 84000 Avignon
Du 5 au 13 juillet 2019 à 11 heures ou 15 heures
Blanche-Neige, histoire d’un Prince, de Marie Dilasser, d’après Blanche Neige des frères Grimm
Le texte est édité chez Les Solitaires Intempestifs
Mise en scène : Michel Raskine
Avec : Marie Guittier, Tibor Ockenfels, Alexandre Bazan
Durée : 1 heure
Chapelle des Pénitents-Blancs • 37, rue d’Annanelle • 84000 Avignon
Du 6 au 12 juillet 2019
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Photo © Christophe Raynaud de Lage
Réservations : 04 90 14 14 14
De 10 € à 20 €