Némirovsky lui va si bien
Par Corinne François-Denève
Les Trois Coups
Virginie Lemoine adapte, avec un grand talent et une finesse subtile, le cruel « Bal » d’Irène Némirovsky. Elle en tire une formidable comédie douce-amère, entre Eugène Labiche, Jacques Martin… et Marcel Proust.
Irène Némirovsky n’est pas que cet écrivain déporté, qui n’a pu mener à son terme sa formidable Suite française, roman que l’on a découvert dans des circonstances aussi rocambolesques qu’émouvantes, en 2004. C’était aussi un auteur majeur des années trente, psychologue subtile et pleine d’humour, que l’on ne cesse de redécouvrir. Le Bal, roman paru en 1930, aux forts relents autobiographiques, en est la preuve : adapté une première fois pour le cinéma l’année suivante, il raconte la « crise d’adolescence » de la douce et odieuse Antoinette, coincée entre deux parents vulgaires (les Kampf) qui ne la méritent pas. Dans l’adaptation de 1931, Antoinette avait les traits mutins de Danielle Darrieux. Dans la version qu’en signe Virginie Lemoine en 2014, c’est sa fille de télévision, la si talentueuse Lucie Barret, qui lui prête ses tresses boudeuses.
Antoinette s’ennuie. Antoinette déteste sa vie. Antoinette rêve à l’amour. Il faut dire qu’elle a 14 ans. Au début de la pièce, cette « Antoinette Doinel » des années vingt confie ses tourments au spectateur, la tête glissée dans l’entrebâillement des rideaux de scène. Rideaux de scène qui s’ouvrent sur un intérieur bourgeois cauchemardesque : enfilade de cloisons à vous déclencher une crise de claustrophobie, tableaux modernes et vases japonais qui connotent le luxe nouveau riche et, autour de la table, donc, les deux géniteurs, qui pour l’une se fait les ongles, et pour l’autre lit son journal, en bras de chemise. Pauvre Antoinette. Mais voici qu’il va se passer quelque chose : les Kampf ont décidé de donner un bal. Action. C’est la petite Antoinette, la malheureuse Antoinette, qui va déclencher la catastrophe. Le spectateur ne l’ignore point, qui attend avec une gourmandise cruelle la déconfiture au combat des Kampf.
Comédie humaine et faux-semblants
Dans son adaptation, Virginie Lemoine a fait le choix de découper le texte en « scènes », dont l’alternance est parfois marquée par des noirs. L’esthétique est donc souvent celle du « sketch », ce qui permet les changements de tonalité qu’exige le texte fin et profond de Némirovsky : amertume de la complainte de la vieille belle au miroir, comique à la Ionesco d’une leçon de piano, burlesque débridé d’une scène de charleston, émotion de la jeune fille coincée dans une chambre d’enfant trop petite pour elle et pour ses rêves.
La narration est largement prise en charge par Antoinette, dans des apartés qui auraient pu être lourds, mais qui sont subtilement mis en scène : bouderie sur un lit, avec un ours en peluche, confidence d’une bêtise en avant-scène… Le changement des décors se fait à vue, mais on n’en retient que la virtuosité (une commode qui devient un piano), ou les merveilleux moments d’inventivité : tout est chorégraphié, millimétré, pensé, de l’époussetage au plumeau du crâne du domestique, scène de deux secondes, dans la pénombre, à l’embouteillage finement réglé des tables du buffet, en fond.
Le succès est (aussi) dans le majordome
Il paraît presque vulgaire, de nos jours, de parler de « professionnalisme » : il n’empêche que les lumières sont parfaites, les décors aussi, que la mise en scène est impeccable, et que, en fait de « pros », aucun des acteurs n’est à un seul moment « en dessous ». Lucie Barret, donc, mais aussi Brigitte Faure en ex-coquette même plus du tout sur le retour, Serge Noël en butor un peu dépassé, Françoise Miquelis en terrifiante maîtresse de piano et invitée sadique, et même Michel Tavernier et Pierre Azema, dans les rôles supposément ingrats des domestiques : le succès d’une pièce est dans le majordome, c’est bien connu. La salle rit aux larmes, et des applaudissements éclatent pendant une scène – c’est si rare…
À la fin, Virginie Lemoine, petit Tanagra souriant qui vous avait accueilli, descend sur scène. Elle explique sa passion pour Némirovsky, et revient sur la vie tragique de la romancière. Pour ce Bal, Lemoine a travaillé en étroite collaboration avec la propre fille de Némirovsky, Denise Epstein, disparue en 2012. Denise Epstein avait demandé à ce que cette « contextualisation » de la pièce soit adossée à la représentation : on passe donc du rire de la pièce à la tragédie d’une existence. Il y a parfois, dans le comique, un sérieux et un engagement qui forcent le respect. ¶
Corinne François-Denève
le Bal, d’Irène Némirovsky
Adaptation de Virginie Lemoine
Mise en scène : Virginie Lemoine, Marie Chevalot
Avec : Lucie Barret, Brigitte Faure, Serge Noël, Françoise Miquelis, Michel Tavernier, Pierre Azema
Décors : Grégoire Lemoine
Photo : © Irène Jonas
Théâtre du Balcon • 39, rue Guillaume-Puy • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 85 00 80
http://www.avignonleoff.com/programme/2014/par-titre/l/le-bal-11723/
Du 5 au 27 juillet 2014 à 19 heures
Durée : 1 h 15
De 7 € à 20 €