Les petites filles à la kalachnikov
Par Aurore Krol
Les Trois Coups
« Le Bruit des os qui craquent » est une pièce importante, sur des thèmes qu’on aimerait refouler, car elles ont quatorze et dix ans, ces deux guerrières en cavale. Leurs uniformes et leurs armes ont été conçus à leur taille, et leur discours est de ceux qu’il faut se forcer à écouter.
« Le soir, elle s’endormait comme une enfant… » nous confie le personnage principal, soldate en fuite évoquant sa compagne de déroute. Dans un texte pudique mais précis, elle évoque sa vie passée au sein des forces rebelles, les meurtres, les humiliations et les violences sexuelles dans un camp militaire quelque part en Afrique.
La scénographie fait le choix de l’épure, ce qui est fort juste pour un tel sujet. Quelques effets sonores et un banc parviennent à suggérer un décor foisonnant, alternant entre inquiétude et apaisement. Deux temporalités s’affrontent, et l’espace de jeu est séparé pour l’illustrer. Il y a d’une part, en fond de scène, l’univers de la forêt qui retrace la fuite des deux fillettes, et d’autre part, de manière plus frontale, ce qu’on devine être un tribunal jugeant les crimes de guerre.
La narration alterne donc entre les moments de vie très concrets des deux enfants soldats – qu’un fin rideau transparent nous montre comme à travers un écran – et le témoignage d’un troisième personnage, l’infirmière qui les a recueillies, et qui narre les faits a posteriori devant des juges.
Cette scission est peut-être la faiblesse d’une pièce où les comédiennes sont pourtant très investies. Si l’énergie et l’émotion des deux enfants est d’une justesse sans appel, si le rideau joue bien son rôle de distanciation pour mieux acculer le spectateur dans ses retranchements, ce n’est pas le cas des moments au tribunal.
Détentrice d’une charge émotionnelle trop forte, et répondant aux questions peu crédibles d’un auditoire muet, l’infirmière incarne un rôle qui touche moins le spectateur, alors même que l’effet inverse semble être souhaité. L’énergie non didactique des scènes prises sur le vif dans la forêt appelle l’imaginaire, alors que la lourdeur protocolaire du récit de témoignage guide trop le spectateur dans un état émotionnel contraint, avec le risque que celui-ci ne se braque et que le charme n’opère plus.
C’est l’écueil le plus récurrent, lorsqu’on s’empare d’un discours aussi fort, que de pécher par excès de bonnes intentions. Ce texte est de ceux qu’on a instinctivement envie de défendre, mais ses possibilités dramaturgiques sont parfois sclérosées par un jeu qui s’empêche de prendre des risques, un jeu comme pris au piège par le pathos et l’émotion de ce qu’il investit.
Malgré ce bémol, le thème défendu touche au cœur par sa retenue, sa charge d’expérience sensible et le soin avec lequel l’auteur ne fait que suggérer l’immonde sans saturer son propos d’images sordides. Ce théâtre engagé, sobre et sombre, est aussi le lieu d’instants de poésie. Ainsi une comptine, le son d’un ruisseau qui s’écoule, parviennent à s’immiscer comme autant d’interstices lumineux vers une innocence perdue.
Ils rappellent avec une brutale douceur que la protagoniste aurait l’âge d’être une enfant si ça n’avait pas été assassiné en elle. De quoi réveiller ou aiguiser, c’est à espérer, l’indignation dans la salle. ¶
Aurore Krol
Le Bruit des os qui craquent, de Suzanne Lebeau
Éd. Théâtrales jeunesse
Mise en scène : Roland Mahauden
Scénographie : Olivier Wiame
Lumières : Xavier Lauwers
Collaboratrice artistique : Daniela Bisconti
Avec : Aïssatou Diop, Olga Tshiyuka‑Tshibi, Angel Uwamahoro
Costumes : Alain Wathieu
Photo : © Yves Kerstius
Une coproduction du Théâtre de Poche et du groupe Taccems de Kisangani
Le groupe Taccems est soutenu par Africalia Belgium
Avec l’aide de Wallonie-Bruxelles International. En partenariat avec Amnesty International
Théâtre de Poche • chemin du Gymnase 1 • 1000 Bruxelles, Belgique
Site du théâtre : www.poche.be
Réservations : 0032(0) 2 649 17 27
Du 27 septembre au 22 octobre 2011 à 20 h 30
13 € | 8 € | 1,25 € article 27