« le Cabaret des hommes perdus », de Christian Siméon, Théâtre de l’Épée‐de‑Bois à Paris

le Cabaret des hommes perdus © Philippe Lacombe

Danser sur l’abîme

Par Olivier Pradel
Les Trois Coups

Monté au Théâtre du Rond-Point en 2006, primé de deux molières l’année suivante, « le Cabaret des hommes perdus » nous revient à la Cartoucherie de Vincennes dans le cadre du festival Diva, qui rassemble comédies musicales et cabarets, en un manifeste d’un nouveau théâtre musical de grande qualité et modernité. Parmi une petite trentaine de spectacles et de rencontres, « le Cabaret » est sans conteste un joyau que nous avons le plaisir de retrouver.

Entre le théâtre d’Olivier Py et le happening interlope, le spectacle de Christian Siméon, mis en scène par Jean‑Luc Revol, imagine l’inéluctable descente aux enfers d’un frêle hétéro échoué dans un bar gay new-yorkais. Ce personnage – auquel Alexandre Bonstein apporte une authenticité émouvante – va y rencontrer un barman (incarné avec fraîcheur et tendresse par David Macquart), qui tatoue les chairs et se morfond de ne pouvoir ravir le cœur de son « joli roi de mai ». Y croiser un travesti à la grâce et aux tenues époustouflantes, que revêt un Sinan Bertrand, qui porte avec la même élégance le fourreau à la scène et le kilt à la ville. Et enfin, Dédé, un bien cynique et invasif Destin, auquel Denis D’Arcangelo prête sa gouaille et son art confirmé du comique.

Le spectacle tantôt hilarant, tantôt grave, qu’ils nous offrent conjugue les genres : entre le drame qui met en scène ce qui doit advenir pour aider les protagonistes à décider le présent ; entre la revue qui associe le chant, la danse et les paillettes ; et le cabaret qui se joue des conventions, chamboule les personnages et les situations, jusqu’aux limites entre la scène et la salle. Prenant à contre-pied leur public, finissant par le captiver littéralement, les quatre comédiens enchantent par une prestation très complète, manifestant l’étendue d’un talent qui ne laisse rien au hasard. S’ils réinvestissent l’art du cabaret, il le renouvellent complètement, car, derrière l’humour et la légèreté omniprésents, la superficialité et l’éclat des paillettes, transparaît la souffrance, la maladie (les noms tatoués des amants perdus deviennent sarcome de Kaposi), et finalement la mort.

Cette ambivalence perce dans l’écriture ciselée de Siméon, contredite à dessein par les rythmes et les thèmes musicaux de Patrick Laviosa. Et ne subsiste au final qu’un rideau pour voiler, derrière la revue, le face-à-face tragique du héros avec son gisant avachi et maculé. Chantant la mort sur un air de valse, cette dérision de la souffrance et de sa fin inéluctable vivifie : elle peint une Vanité moderne, épurée de tout pathos et de tout moralisme.

Autre provocation subversive, cette pièce se joue des modèles homos comme hétéros : les codes gays de la virilité, les fantasmes liés aux mensurations sexuelles, le porno et le consumérisme sexuel qui tient pour beau ce qui est neuf, jusqu’aux essais actuels de normalisation affective et sociale en calquant les plus pépères des couples hétéros.

Cette subversion est le signe d’une humiliation retournée (le Straight Bashing Song met en scène une délirante descente de houliganettes drag-queens, ivres d’eau de parfum, parties chasser de l’hétéro à coup de sac Gucci), qui feint d’utiliser les mêmes armes que ses agresseurs, comme pour en conjurer la violence. Elle dit aussi qu’au-delà de l’alternative opposant le tragique glauque et le grotesque fleur bleue, deux écueils qui guettent ceux qui cherchent à être aimés (quelle que soit leur orientation sexuelle), il existe une troisième voie, plus empirique, qui consiste à tripoter son prochain.

Cet Amour du prochain, auquel Siméon nous convie après Bruckner, est moins transcendant, plus charnel, mais non moins porteur d’espérance : « il n’y a pas de mystère, il y a seulement le présent », puisque l’humain ne peut être touché que dans l’instant, forcément unique. Quand le comédien se révèle dans sa vulnérabilité, caché derrière les atours de son rôle… quand son « moi » fluet s’offre à l’autre, horizon impossible au « Moi » tonitruant des créatures de la nuit pailletée… ce Cabaret est celui où les hommes (et les femmes aussi) se retrouvent enfin. 

Olivier Pradel


le Cabaret des hommes perdus, de Christian Siméon

Mise en scène : Jean‑Luc Revol

Assistant à la mise en scène : Laurent Courtin

Avec : Denis D’Arcangelo (Dédé le Destin, Bandolina, Marpessa), Sinan Bertrand (le travesti Lullaby, Marpessa), Alexandre Bonstein (Dickie Teyer), David Macquart (le barman)

Musique et chanson : Patrick Laviosa (sur un livret de Christian Siméon)

Accompagnement au piano : Patrick Laviosa

Chorégraphie : Armelle Ferron

Décor et scénographie : Sophie Jacob

Costumes : Aurore Popineau

Lumières : Philippe Lacombe

Photo : © Philippe Lacombe

Théâtre de l’Épée-de-Bois • la Cartoucherie • route du Champ-de-Manœuvre • 75012 Paris

Réservations : 01 48 08 39 74 ou http://www.divamusic.fr

Les 21, 22, 23 et 24 mai 2008 à 21 heures

Durée : 1 h 40

18 € | 13 € | 9 €

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