Théâtre du quotidien, le retour
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Au Théâtre de la Croix-Rousse de Lyon, accueil du « Chagrin », spectacle créé en 2015 par la compagnie Les Hommes approximatifs dans une mise en scène de Caroline Guiela Nguyen.
Résultat d’une écriture élaborée à partir d’improvisations, l’argument de la pièce tient en peu de mots. Le père est décédé. Chez lui se retrouvent son fils, sa fille, une vieille tante et une amie de la famille. La peine de chacun n’arrive pas à s’exprimer. Silences, jeux régressifs de l’enfance, actions compulsives, rires et brefs signes de tendresse se substituent à la parole. Une lancinante question se pose à chacun : comment traverser les épreuves du chagrin avant de pouvoir accomplir les gestes indispensables du deuil, présentation du corps du défunt et choix du cercueil ?
Quand on prend place au théâtre, tout a déjà commencé. Salle allumée, plateau éclairé, comédiens en scène. Cernée sur trois côtés par des rangements surchargés d’objets hétéroclites, sortes d’ex-voto ou d’établis de bricolage, la parentèle silencieuse s’occupe à des activités répétitives, tranquilles ou nerveuses. Un curieux climat s’installe devant le spectateur et pour longtemps. Serait-il face à la représentation d’un atelier d’arts plastiques dans un hôpital psychiatrique ? Jets d’ustensiles, projections de paillettes, de talc et de terre, entrechoquements de bribes de paroles, corps prostrés, gestes désordonnés, rire incontrôlable bâtissent sous une lumière bleue chirurgicale un monde éclaté et obsessionnel. Difficile donc d’échapper à la sensation d’être au cœur d’un établissement de santé mentale, même lorsque dans les dernières minutes du spectacle un employé des services funéraires vient rappeler à la famille ses obligations sociales pour enterrer le défunt.
« Le théâtre du quotidien fait offense et outrage au public dans le but d’intriguer, d’étonner,
de susciter une interrogation sur le cours familier
et trop évident des évènements quotidiens révélateurs, en vérité, du non-dit des êtres »
Jeune et cultivée, Caroline Guiela Nguyen, la metteuse en scène, semble hériter à sa manière de ce qui fit, dans les années 1970, l’intérêt et la renommée de ce qu’on appelait « le théâtre du quotidien ». Michel Deutsch, Jacques Lassalle, Michel Vinaver en sont les auteurs les plus connus. De ce patrimoine artistique qui, selon l’historien du théâtre Michel Corvin a fait naître une dramaturgie de la fragmentation, le Chagrin porte la marque : mise en scène de personnes humbles, pas de fable, absence de message ou de démonstration. Michel Corvin précise : « Le théâtre du quotidien fait offense et outrage au public dans le but d’intriguer, d’étonner, de susciter une interrogation sur le cours familier et trop évident des évènements quotidiens révélateurs, en vérité, du non-dit des êtres ».
Déception majeure
Le travail de Caroline Guiela Nguyen émousse fortement cette définition. Elle étire les silences entre les protagonistes au point de créer du vide. Avec la complicité de sa scénographe (Alice Duchange), elle surcharge la représentation du paradis perdu des jeux et émois enfantins comme remède à l’affliction. Elle réduit le langage, parfois inaudible, à une économie telle que l’identité des personnages paraît squelettique. Elle abuse de la réitération des images et des situations, limitant les affects de sa famille endeuillée à du ressassement maniaque. La déception majeure vient du fait qu’on se retrouve souvent dans une froide attitude d’observation clinique malgré le contenu émotionnel supposé de la pièce. Mariette Navarro, responsable ici de la dramaturgie, aurait-elle été victime des faiblesses de l’écriture au plateau ? On se prend à regretter que, comme dans la précédente création de la compagnie Elle brûle, elle n’ait pas mis complètement au service du Chagrin son talent de scénariste et d’écrivain.
Malgré ces réserves, il est juste de dire que l’ensemble de la distribution permet aux spectateurs d’aller jusqu’au terme du spectacle. Tous, et généreusement, donnent le meilleur d’eux-mêmes. Dan Artus (le fils), ouvrier éreinté par son travail, oscille magnifiquement entre la nostalgie de son enfance et son désir frénétique de résister à la douleur. Chloé Catrin (la fille), sonnée par l’échec de sa vocation artistique, manie en virtuose les mots heurtés qu’elle arrive à exprimer. Violette Garo (la tante), bien que souvent mutique, émeut dans sa quête obstinée d’affection. Caroline Cano (l’amie de la famille), paralysée par son rôle de témoin, bouleverse par ses réactions dérisoires et inappropriées. Mehdi Limam (l’employé des pompes funèbres), embarrassé par sa fonction, réussit à toucher avec son sens fraternel de la compassion. ¶
Michel Dieuaide
le Chagrin, écriture collective des Hommes approximatifs
Mise en scène : Caroline Guiela Nguyen
Avec : Dan Artus, Caroline Cano, Chloé Catrin, Violette Garo, Mehdi Limam
Scénographie : Alice Duchange
Création costumes : Benjamin Moreau
Création sonore : Antoine Richard
Collaboration à la composition musicale : Teddy Gauliat‑Pitois
Création lumières : Jérémie Papin
Création vidéo : Quentin Dumay
Dramaturgie : Mariette Navarro
Collaboration artistique : Claire Calvi
Suivi artistique : Julien Fišera
Régie générale : Didier Raymond
Régie lumières : Samuel Kleinmann‑Lebourges
Régie son : Quentin Dumay
Réalisation costumes : Dominique Fournier, Barbara Mornet
Construction décor : Les Constructeurs (chef constructeur : Gabriel Burnod, serrurier : Gilles Petit, menuisier : Denis Collas, peintre : Stéphane Boucherat)
Photos : © Jean‑Louis Fernandez
Production : Les Hommes approximatifs, Comédie de Valence-C.D.N. Drôme‑Ardèche
Coproduction : M.C.2 Grenoble, C.D.R. de Tours-Théâtre Olympia, la Colline-Théâtre national, la Comédie de Béthune-C.D.N. Nord – Pas‑de‑Calais, Théâtre de la Coupe-d’Or, scène conventionnée de Rochefort
Théâtre de la Croix-Rousse • place Joannès-Ambre • 69317 Lyon cedex 04
Courriel : infos@croix-rousse.com
Tél. 04 72 07 49 49
Représentations du 9 au 13 février 2016 à 20 h 30
Durée : 1 h 20
À partir de 14 ans
Tarifs : de 26 € à 5 €