Miroir aux alouettes
Florence Douroux
Les Trois Coups
Identité sociale ou identité personnelle, faut-il choisir et à quel prix ? Metteur en scène et dramaturge, collaborateur régulier de la Comédie-Française, Aurélien Hamard-Padis, crée « Le Moche », de l’auteur allemand Marius von Mayenburg. Il offre une vision moderne, tranchante et vive d’une fable qui empêtre son héros dans un filet piégeux : celui de l’apparence et de l’image. Comédiens et comédienne y sont d’une efficacité redoutable, Thierry Hancisse dans le rôle-titre.
Ingénieur brillant, mari comblé de Fanny, Lette est heureux. Jusqu’au jour où son supérieur, Scheffler, l’évince, en confiant à Karlmann, simple assistant, la mission de présenter sa propre invention, un connecteur de courant pour l’industrie automobile. « Vous ne pouvez rien vendre avec ce visage », claque-t-il. Sa femme le confirme, il est « prodigieusement laid », « une catastrophe ». Une raison apparente aux yeux de tous, sauf aux siens.
Face à ce verdict sans appel, Lette décide de s’adapter aux exigences sociales, en changeant de visage. Il devient beau, si beau que le chirurgien, fier de son chef-d’œuvre en fait son fonds de commerce. Il copie-colle sa création sur tous les candidats à l’opération. Face à ses clones dévorant son authenticité, Lette s’égare et se perd. La métamorphose kafkaïenne n’est pas loin.
Visage d’œuf pelé
Un décor d’open-space entièrement turquoise et blanc, avec éléments modulables, donne une impression futuriste. C’est un environnement lisse et aseptisé, presque clinique, avec surfaces miroitantes bien ordonnées, sans aspérité. Tout débute dans l’entreprise, à l’heure de la pause et du grille-pain. Lette, lui, sort d’un petit sac cartonné une minuscule figurine blanche qu’il regarde vaguement avant de l’y remettre. Le chef y balance ses épluchures de fruit. La pièce est là. Car bientôt Lette jettera son visage, et aura le faciès d’un joli masque, de cet objet trouvé qui sera cadeau empoisonné. « Un œuf pelé » dira le chirurgien, autrement dit, une figure sans expression, neutre et vide.
Ici, tout contribue à montrer la vitesse à laquelle les protagonistes changent d’état. Nous sommes dans l’instantané, avec prises sur le vif. On glisse d’une scène à l’autre, d’une image à la suivante, effet scroll garanti. Le dispositif assure la fluidité des mouvements, avec passage d’un lieu à l’autre rapidement suggéré. Lette n’a qu’un seuil à franchir pour sceller sa renaissance au monde, une enjambée. Séparant l’espace central d’un couloir qui en ouvre l’accès, une paroi de ventelles devient en une poignée de secondes le miroir aux multiples lames dans lequel il découvre son nouveau visage. Une beauté au reflet fractionné, qui présage judicieusement la suite de l’histoire.
C’est une belle entrée en matière pour la pièce du dramaturge allemand, Marius von Mayenburg, petit bijou de concision et d’humour acéré sur les attendus de la société et le pouvoir de l’apparence, écrite en 2007. Elle annonce avant l’heure la toute-puissance de l’image et du regard de l’autre. Lette vivait en bonne intelligence avec son physique, jusqu’au jour où il est jugé imprésentable. En modifiant le tir de la nature, il revient dans le sérail. On le regarde, il vend, il se vend. On le veut.
La fable caustique de l’auteur plonge brillamment jusque dans l’absurde, provoquant le rire, tout en attisant le trouble. Car les identités finissent par se brouiller, s’annihiler : qui est qui ? Qui devient quoi ? Même l’épouse de Lette se trompe et s’en accommode ! Finalement, peu lui importe que ce nouveau visage appartienne à l’un ou l’autre. À l’heure des réseaux, Il serait liké, adoré, imité.
Sans transition
Trente-neuf séquences se succèdent sans aucune transition, avec huit personnages, joués par quatre comédiens. Un long et unique dialogue ininterrompu. Changement de rôles, d’apparence, de fonctions, ambiguïtés à tout va, la pièce cavale dans son rythme effréné, sans jamais, toutefois, nous perdre en chemin. Le texte, c’est vrai, est très bien construit, et parfaitement traduit par Laurent Mulheisen, conseiller littéraire du Français, qui lui confirme son allant, sa modernité, et sa pertinence. Mais l’intelligence de la mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis le porte à son plus haut. Aussi drôle que cruel, le spectacle creuse les sillons pernicieux d’une transformation piégeuse, vecteur d’ascension et de chute.
Un accessoire, une lumière, suffisent à différencier les Fanny, Karlmann et Scheffler, jusqu’à la succession en boucle rapide de tons vifs tournant en brefs effets stroboscopiques. C’est dans ce rythme et cette intensité que la pièce peut montrer toute la noirceur dont elle est chargée, ainsi que son humour omniprésent. Les opérations se déroulent derrière un rideau tiré ; bruit de marteau, fraiseuse, couteau électrique, le metteur en scène ne lésine pas, et nous suggère un envers du décor, version satirique de l’horreur, qui fait rire toute la salle.
Quatuor à huit voix
Aurélien Hamard-Padis a réuni un quatuor de choc. Qu’elle soit l’épouse, la « vieille dame riche » sans vergogne et botoxée, ou bien l’assistante du chirurgien, Sylvia Bergé habite le plateau de son élégance, en tendresse ou charme séducteur, voir vénéneux ; Jordan Rezgui est à la fois le chef tyrannique et le chirurgien peu scrupuleux, qui s’épate lui-même du chef-d’œuvre créé. Thierry Godard est un merveilleux double Karlmann, assistant opportuniste et fils de la dame riche, sans cesse troublé d’arrière-pensées.
Enfin, Thierry Hancisse, toujours au sommet de son art, propose un Lette vibrant de touchante naïveté. Inquiétude, extase, détresse, quelle incarnation ! Inoubliable sex-symbol, juché sur un podium, micro à la main, présentant son connecteur dans une posture de star ou de chanteur crooneur jouant des modulations de sa voix pour mieux plaire ; inoubliable ange déchu, devenu Narcisse adorant son reflet.
Miroir mon beau miroir, miroir aux alouettes… Cette adaptation mordante et incisive est jubilatoire.
Florence Douroux
Le Moche, de Marius von Mayenburg
La pièce est représentée par l’Arche éditeur et agence théâtrale (nouvelle traduction : Laurent Muhleisen)
Mise en scène : Aurélien Hamard-Padis
Avec : Thierry Hancisse, Sylvia Bergé, Jordan Rezgui, Thierry Godard
Durée : 1 h 15
Studio-Théâtre • Galerie du Carrousel du Louvre, 99 rue de Rivoli • 75001 Paris
Du 27 mars au 4 mai 2025, du mercredi au dimanche à 18 h 30, relâche le 19, 20 avril et le 1er mai
Tarifs : de 12 € à 26 €
Réservations : billetterie en ligne • Tel. : 01 44 58 15 15
Photos : © Vincent Pontet, Coll. Comédie-Française