Quand Lupa plaide Kafka
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Alors qu’un parti ultraconservateur accédait au pouvoir en Pologne, Krystian Lupa s’est emparé de Kafka. Le metteur en scène présente aujourd’hui une adaptation du « Procès », dont il explore les méandres dans un spectacle halluciné de presque cinq heures.
Joseph K., le personnage central du Procès, ressemble à Franz Kafka comme un frère. La piste n’est pas difficile à suivre. Ils partagent la même initiale et maints éléments biographiques ou psychologiques. Cet homme est un jour accusé. Pour quelle raison ? Nul ne le sait. Victime d’un abus de pouvoir institutionnalisé, il se trouve livré à de vulgaires hommes de main. Ces derniers le retiennent prisonnier et le surveillent. Lorsqu’il rencontre un juge, les allégations ressortent d’un salmigondis incompréhensible et menaçant.
Le roman n’est pas réductible à une critique de la justice mais, un siècle plus tard, force est de constater que l’Histoire bégaie. Le metteur en scène a décidé de monter ce texte, tandis qu’en Pologne un gouvernement ultraconservateur (le parti « Droit et Justice ») mettait à la tête du plus grand théâtre de Varsovie un directeur dévoué au pouvoir et incompétent, le contraignant à suspendre sa création. Le Procès n’a pu voir le jour que bien plus tard, notamment grâce au soutien de l’Odéon-Théâtre de l’Europe et du Printemps des Comédiens, où il a été joué en juin.
Plusieurs procès iniques se superposent donc, dans une aventure théâtrale rendue plus riche par l’inachèvement du roman de Kafka. Krystian Lupa peut se glisser dans les béances. Il mêle ainsi des éléments biographiques au récit, fait par exemple intervenir l’ami de Kafka, Max Brod, et son éternelle fiancée, Felice Bauer, dans une très longue scène. Pour faire tenir debout un édifice si ambitieux, suivre cet écrivain pétri de contradictions et de culpabilité, rendre sa trajectoire lisible, il fallait un maître. Krystian Lupa, habitué des spectacles-fleuves, en est un.
Labyrinthe kafkaïen
Il parvient à frayer dans ce labyrinthe kafkaïen, sans jamais esquiver les difficultés, nonobstant des longueurs ci ou là (mais ne font-elles pas partie de son style inimitable ?). Il utilise toutes les ressources techniques à sa disposition, dont des jeux de transparences et de transpositions sur un écran. Ils lui permettent d’observer une scène de plusieurs lieux à la fois, du dedans comme du dehors, subjectivement et objectivement. Sa maestria technique sert le propos, comme lorsque l’accusé est réduit à s’observer lui-même.
Dans cet écheveau compliqué, des scènes brillent : l’attente des accusés, un sparadrap aussi noir qu’un brassard de deuil sur la bouche ; K. qui, après s’être dénudé et avoir défait le matelas, se jette sur le sommier métallique dans un mouvement d’autoflagellation. Diffuse ou brutale, parfois fantasmée, la violence est partout sensible, accompagnée de honte ou de culpabilité.
Krystian Lupa dirige une troupe de comédiens constamment justes, précis et d’une grande présence. L’impressionnant Andrzej Klak interprète ainsi Monsieur K. Son corps longiligne, son visage cireux d’épuisement et son regard bas ne sont pas sans rappeler les rescapés des camps. Mais il est doublé d’un acteur tiré à quatre épingles, semblable au romancier promis à un avenir honni de comptable. Aidé par ces talentueux interprètes, l’artiste polonais conduit son public à des prises de conscience. Jusqu’à éclairer les zones d’ombre du monde ? ¶
Trina Mounier
Le Procès, d’après Franz Kafka
Spectacle en polonais, surtitré en français
Mise en scène, adaptation, décors, lumières : Krystian Lupa
Durée : 4 h 30 (entractes inclus)
Photo © Magda Hueckel
Odéon-Théâtre de l’Europe • Place de l’Odéon • 75005 Paris
Dans le cadre du Festival d’Automne
Du 20 au 30 septembre 2018, du mardi au samedi à 19 heures, le dimanche à 15 heures, relâche lundi et mardi
De 9 € à 40 €
Réservations : 01 53 45 17 17
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