« le Tour d’écrou », de Benjamin Britten, Opéra national de Bordeaux

« le Tour d’écrou » © Frédéric Desmesure

Mireille Delunsch entend à nouveau
des voix

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

En clôture du VIIe Novart (festival pluridisciplinaire de Bordeaux), l’Opéra national de Bordeaux présentait : « le Tour d’écrou » de Benjamin Britten, mis en scène par Dominique Pitoiset. Distribution de haut niveau avec Mireille Delunsch, Hanna Schaer et, en prime, un enfant prodige : Louis‑Alexander Désiré, soprano âgé de… treize ans ! Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine, dans une formation réduite, sous la baguette de l’émérite Jane Glover. Taille et acoustique idéales du Grand Théâtre refait à neuf et plein à craquer. Bref, toutes les conditions étaient réunies pour faire de cet opéra de chambre un grand moment de poésie, de théâtre et de musique. Une totale réussite.

L’œuvre est tirée d’une nouvelle de Henry James datant de 1898. Elle raconte l’étrange histoire de Flora et Miles, deux orphelins peut-être envoûtés par un couple de défunts maléfiques : Quint et Ms Jessel, l’ancienne gouvernante morte dans des conditions tragiques. Sa nouvelle remplaçante, qui n’a pas de nom, se prend d’affection pour les enfants et tente de les arracher au vampirisme des « revenants ». Sans qu’on sache jamais si cette jeune femme n’est pas elle-même victime d’hallucinations.

Première surprise : le décor, également de Pitoiset, transpose l’action, disons à l’époque du compositeur (le Tour d’écrou fut créé en 1954). Plus question de vieille demeure victorienne flanquée de tours gothiques, ni de lac embrumé, ni de couloirs propices aux apparitions. À la place : une seule pièce, fonctionnelle, baignée d’une lumière grise tombant d’une verrière. Par la vaste baie coulissante, on ne voit qu’un bout de jardin, clos par un mur. Une simple balançoire, qui évoque l’enfance, s’y détache nettement sur fond noir : le ciel perpétuellement en deuil.

Quand le rideau se lève, la gouvernante (Mireille Delunsch) s’est assoupie dans un fauteuil. Jolie façon de nous suggérer qu’elle rêve. Le narrateur s’approche d’ailleurs et explique en chantant par-dessus la belle endormie comment elle est arrivée jusqu’ici. Et ce n’est pas un hasard si Britten a voulu que ce soit le même ténor (ici Paul Agnew) qui interprète ce prologue et l’abominable Quint. En cela, la mise en scène respecte à la lettre non seulement Britten mais encore James, qui tous deux ont voulu cette duplicité des personnages… et du récit ! On songe souvent à Pinter et à son « théâtre de la menace ».

Car le fait est qu’on s’interroge jusqu’au bout sur tout ce petit monde. À l’exception de Mrs Grose (Hanna Schaer), qui incarne à elle seule le principe de réalité et ne « voit » d’ailleurs nul spectre nulle part. Tous les autres semblent doubles. Même les enfants (Morgane Collomb et Louis‑Alexander Désiré), dont on se demande s’ils ne sont pas tout bonnement morts. Les rares moments où ils s’amusent comme des enfants étant gâchés (« empoisonnés » dit le livret) par ceux où ils se comportent comme de paisibles et atroces petits morts-vivants.

La tension monte, d’un cran à chaque tableau, justifiant le titre de l’œuvre. Depuis les chansons enfantines, que Britten sait faire résonner comme dans un cauchemar, à la sombre évocation de « ce qui s’est passé naguère » par Mrs Grose, en passant par les scènes où nos deux petits monstres jouent les « gremlins musicaux ». Je pense à celle où la petite Flora endort moins sa poupée que sa gouvernante avec une berceuse atonale, cette autre où Miles massacre (génialement) Mozart au piano, celle enfin où tous deux parodient un psaume. Jubilation vengeresse tant des personnages que du compositeur.

La lutte entre le bien et le mal donne bientôt lieu à des duos, puis à des « doubles duos » entre adultes et enfants, vivants et fantômes. Les six interprètes rivalisent alors de virtuosité. Hanna Schaer et Mireille Delunsch, déjà respectivement Mrs Grose et la Gouvernante dans la version « historique » de 2001 d’Aix-en-Provence, triomphent ici. Elles confèrent à leur personnage une force et une fragilité, d’une exquise beauté. Il faut toute la maîtrise de Paul Agnew en Quint et de Cécile Perrin en Ms Jessel pour leur opposer avec la même profondeur leur vénéneux contrepoint. Un jeu d’enfant, si j’ose dire, pour les deux orphelins.

Leur métier est ahurissant. Au point qu’on a parfois l’impression que, comme leur personnage, « ils en savent trop » tant ils sont justes. Morgane Collomb (seize ans) compose une Flora insensible à souhait, Louis‑Alexander Désiré fait de son Miles un jeune possédé déchirant. Souhaitons-leur, à tous deux, de ne pas tomber entre les pattes d’un Quint quelconque de l’art lyrique. Pour finir sur une note plus gaie, disons que tous, artistes consacrés et prometteurs, musiciens et chanteurs, donnent formidablement envie que ce spectacle soit repris : ici où là. En attendant, un grand bravo. 

Olivier Pansieri


le Tour d’écrou, de Benjamin Britten

Opéra national de Bordeaux

www.opera-bordeaux.com

Livret d’après la nouvelle de Henry James, Myfanwy Piper

Direction musicale : Jane Glover

Mise en scène et scénographie : Dominique Pitoiset

Avec : Paul Agnew, Mireille Delunsch, Louis‑Alexander Désiré, Morgane Collomb, Hanna Schaer, Cécile Perrin

Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine : Stéphane Rougier, Eugène Sawikowski (violons), Tasso Adamopoulos (alto), Étienne Péclard (violoncelle), Roland Gailard (contrebasse), Samuel Coles (flûtes), Dominique Descamps (hautbois), Stéphane Kwiatek (clarinette), Jean‑Marie Lamothe (bassons), Gilles Balestro (cor), Lucie Marical (harpe), Jean‑Marc Fontana (piano), Emmanuel Kurt (percussions)

Costumes : Nathalie Prats

Lumières : Christophe Pitoiset

Photos du spectacle : Frédéric Desmesure

Production Opéra national de Bordeaux

Grand Théâtre • place de la Comédie • 33000 Bordeaux

Lundi 24, mercredi 26, vendredi 28 novembre 2008 à 20 heures, dimanche 30 novembre 2008 à 15 heures

Réservations : 05 56 00 85 95

Durée : 2 heures (avec entracte)

80 € à 8 € (selon catégorie)

Tournée :

  • Jeudi 4 et lundi 8 décembre 2008 : Périgueux
  • Vendredi 12 décembre 2008 : Arcachon

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