« le Ventre de Shakespeare », d’après William Shakespeare, Théâtre du Voyageur à Asnières‑sur‑Seine

le Ventre de Shakespeare © D.R.

Les Pieds nickelés de la Renaissance

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Ce spectacle invite au voyage. Un vrai, d’abord, qu’il faut effectuer de la gare Saint-Lazare à celle d’Asnières (un train toutes les demi-heures). Là, sur le quai… Oui, vous avez bien lu : quai B même exactement, un grand hangar 1900 abrite les mille et une merveilles de Chantal Melior, chef de troupe et fée. L’autre voyage que vous ferez sera historique et culturel : une plongée dans le monde des tavernes, des alcôves et des champs de bataille de la Renaissance anglaise avec « le Ventre de Shakespeare » présenté, donc en gare d’Asnières, par le Théâtre du Voyageur. Surtout ne pas oublier d’emmener les enfants (je dirais à partir de huit ans). Rires et émerveillements garantis.

Autant vous le dire tout de suite, cette fresque héroïco-comique ne prétend en rien « relire » Henri IV, Henri V et les Joyeuses Commères de Windsor. Ceux qui attendent d’une mise en scène qu’elle présente une œuvre sous un jour encore jamais vu, qu’elle triture, décortique, autopsie un texte, en seront pour leurs frais. Pour paraphraser Rabelais, auquel Falstaff doit un peu (en 1597, on vient de traduire en anglais le Quart Livre qui s’arrache) : « Cy n’entrez pas, vous sorbonnagres, pédants, cagots, magots, enflés, béflés, vieux matagots tout boursoufflés… ». Tous les autres, à vos agendas !

Comme c’est en deux parties, il faut y aller deux soirs de suite ou voir les deux le dimanche en intégrale [voir dates ci-après]. C’est d’ailleurs cette dernière formule que je préconise, car elle permet de dîner sur place dans une ambiance chaleureuse qui n’est pas sans rappeler celle de la Cartoucherie. On peut aussi ne voir qu’une seule partie, mais c’est dommage. Les deux sont bonnes et subtilement complémentaires.

On ne présente plus Falstaff, du moins en Angleterre où il a même sa statue. Ici, nous ferons une exception. Son nom déjà dit tout : phonétiquement, c’est aussi bien la déchéance (fall staff) que la farce (full stuffed), la triche (false stuff) et bien d’autres choses toutes aussi savoureuses. Un monument de chair, d’anarchisme, de verve et d’humanité. Mon bouffon préféré pour être franc.

Son esprit lui a valu l’amitié, du moins le croit‑il, du prince Hall, futur Henri V, qui, pour l’instant, jette sa gourme en sa compagnie. Falstaff et sa bande jouissent ainsi d’une scandaleuse impunité, dont ils abusent avec délice. Imaginez Jean Sarkozy commettant des hold-up avec Bernard Tapie devenu obèse, les deux ayant lu Érasme. Je divague bien sûr.

Entrons plutôt dans la salle. Des rampes, des estrades, des toiles peintes : aucun doute nous sommes au théâtre. Un théâtre presque forain où chansons et saynètes vont se succéder à un train (forcément !) d’enfer. Certes la pièce y perd en profondeur, le roi (Mathieu Mottet) et son ennemi Hotspur (Siva Nagapattinam Kasi) se voyant du coup réduits à de simples pantins. Mais pour une fois que le rire est littéralement roi, on ne va pas chercher la petite bête.

Cette perte est d’ailleurs surtout sensible dans la première partie, où le prince (Arnaud Cottereau) est censé « hésiter » entre deux carrières : celle de roi et celle de voyou. On s’en console en riant aux pseudo-exploits de notre calamiteux coupe-jarret. Dernière remarque tout de même : pourquoi avoir traduit Sir John par ce curieux et bien plat « Sire Jean » ? Qu’importe ! Ceint, voir « enceint » d’un bide monstrueux, François Louis prête à l’énorme canaille ses traits et son jeu d’une grande finesse. C’est un formidable Falstaff.

L’adaptation lui fait d’ailleurs la part belle : on ne voit que lui. Tour à tour hâbleur puis penaud, viveur, cabot, escroc, pleutre, clochard, penseur, maquignon, grand seigneur, parasite, fou, sage, il incarne à merveille ce professeur de mauvaises manières, que le prince s’est choisi pour apprendre son métier de roi, c’est‑à‑dire d’homme. Sandrine Baumajs (Mme Vabontrain) lui oppose sa carrure de matrone au grand cœur, où elle excelle.

C’est aussi elle, soit dit en passant, qui a supervisé l’élaboration des costumes, tous plus déments les uns que les autres. Grâce lui soit rendue, ainsi qu’à Marine Porque qui a conçu les décors. Ces costumes, comme ces accessoires, sont une grande source de joie. Quel extraordinaire « déconnage » ! Je cite en vrac : une scène-radeau, des palanquins-tentes de plage, une grille portative, une arquebuse-girouette, des carrés de linoléum en guise de pas japonais, une tribune-ring de boxe, un Caddie-corbeille de linge sale, un bar-banquette et j’en passe.

Chantal Melior a retrouvé là une clé subtile mais essentielle de ce genre difficile qu’est la farce. Un curieux mélange de savoir-faire et de je‑m’en‑foutisme. Mais c’est surtout la formidable homogénéité de sa troupe qui frappe et emporte l’adhésion des spectateurs grands et petits. Saluons notamment celle des comparses de Falstaff, ces Pieds nickelés de la Renaissance. Du page (Véronique Blasek) à Pistol (Mathieu Mottet) en passant par Poins (Gautier Gaye) et Bardolphe (Tom Sandrin), ils sont tous uniques et tordants, avec des trognes à la Breughel faites au maquillage plus vraies que nature.

Ariane Lacquement tire le meilleur parti de sa Dolly, cœur d’artichaut, Florian Pellissier ronge son frein, comme tavernier loufoque, en attendant la seconde partie. Celle-ci va lui donner l’occasion de déployer tout son talent. Ses prestations dans le juge Levaseux, puis dans M. Dugué, sont d’un grand comique. Arnaud Cottereau lui emboîte le pas, campant, de son côté, un hilarant juriste à tête d’ahuri. Mathieu Mottet, lui, déchaîné, vibrionne dans tous les sens comme un diable sorti de sa boîte. Quel Pistol ! Sa lutte avec Dolly, la mère Vabontrain et Falstaff tient du numéro de music-hall.

Quant aux commères de Windsor, elles sont enfin joyeuses. Sans chiqué ni lourdeurs. On retrouve Véronique Blasek, cette fois en « desperate housewife » plaisamment névrosée, Carole Lipkind en Mme Lepage vengeresse. C’est aussi cette dernière qui accompagne au piano ses camarades pendant les fréquents intermèdes chantés. Ils sont de qualités diverses, mais en ont au moins une : ils détendent l’atmosphère et donnent à l’ensemble un côté goguenard et bon enfant qui est le bienvenu. Les Français sont tellement coincés quand ils « vont voir du Shakespeare » ! Cette fois, même les plus sérieux finissent par pouffer quand ils croient qu’on ne les voit pas.

Bref, un Théâtre du Globe * fait de bric et de broc mais avec humour, amour et talent. Ce Ventre hélas quitte l’affiche au faîte de sa gloire (c’était plein à craquer). Mais revient, qu’on se le dise ! Au printemps : du 6 mars au 5 avril 2009. Notez bien ces dates, vous voilà prévenus. Et comme un spectateur averti en vaut deux… 

Olivier Pansieri

* Nom du théâtre dont Shakespeare était actionnaire, membre cofondateur (avec Richard Burbage, directeur), auteur attitré et… acteur ! Son nom lui venait de son emblème : un atlas portant sur son dos le « globe » terrestre. Avec celui du « Cygne » et le « Theater » tout court, c’était un des plus grands de Londres : 1 700 places. Rappelons que la ville comptait alors 150 000 habitants environ. La proportion laisse rêveur.


le Ventre de Shakespeare, d’après William Shakespeare

Théâtre du Voyageur

www.theatre-du-voyageur.com

Texte et mise en scène : Chantal Melior

Avec : Sandrine Baumajs, Véronique Blasek, Arnaud Cottereau, Gautier Gaye, Ariane Lacquement, Carole Lipkind, François Louis, Mathieu Mottet, Siva Nagapattinam Kasi, Florian Pellissier, Tom Sandrin

Direction musicale : Carole Lipkind

Piano : Carole Lipkind, Florian Pellissier

Chorégraphie : Ariane Lacquement

Décors : Marine Porque

Lumières : Michel Chauvot

Assistantes : Joanne Allan, Nina Paloma Polly, Françoise Lemire, Isabelle Brisson (stagiaire)

Production le Théâtre du Voyageur

Avec le soutien de la ville d’Asnières‑sur‑Seine, du conseil régional des Hauts‑de‑Seine et de l’A.D.A.M.I.

Théâtre du Voyageur • gare S.N.C.F., quai B • 92600 Asnières‑sur‑Seine

Métro : Saint‑Lazarre, puis Asnières par le train

Réservations : 01 45 35 78 37

Du 12 novembre au 21 décembre 2008, épisode 1 : mercredi, vendredi à 20 h 30 ; épisode 2 : jeudi, samedi à 20 h 30 ; épisodes 1 et 2 : dimanche à 17 heures

Durée : épisode 1 : 2 h 10; épisode 2 : 2 h 25

20 € | 8 € | pass 2 épisodes : 36 € | 16 €

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