La première bande
Laura Plas
Les Trois Coups
Avec « L’Éclipse, » la belle équipe de Bajour offre une œuvre presque tout public sur des sujets aussi délicats que les premières amours ou le viol. Vignettes nostalgiques et tendres, jeu et chants sont autant de contrepoints solaires à l’obscur. Un spectacle vivant et mélangé, comme l’adolescence.
En 2017, on découvrait au Festival Impatience Un homme qui fume c’est plus sain. Coup de cœur. Un groupe de jeunes comédiens sortis de L’école du tnba exaltaient le collectif, en racontant une histoire gaie et triste à la fois. Leur joie d’être ensemble et leur confiance dans le jeu du théâtre étaient contagieuses. Le temps a passé. Pourtant, au fil des saisons, cette bande-là n’a pas abdiqué. Alors que les temps difficiles vidaient les plateaux, que les images au contraire pouvaient les saturer, ce collectif se métamorphosait en restant fidèle à lui-même : L’Île, À L’Ouest… et en 2024 : l’Éclipse, pour mesurer tout ce temps passer à créer ensemble.
Et précisément, ce dernier opus nous invite à des retrouvailles. Dans la salle d’un collège désormais désaffecté, sept adultes se sont donné rendez-vous, comme dans la chanson de Bruel. Jadis, ils ont été en classe à horaires aménagés de danse. Ils avaient 14 ans. Ils rêvaient de Bolchoï. Cependant, en même temps qu’on disciplinait leurs corps, ceux-ci batifolaient : cœurs qui battent la chamade et tambourinent sous les sages justaucorps ; ventres et sexes qui appellent d’autres expérimentations…
Le spectacle nous ramène à ce temps où, parallèlement à l’Éducation nationale, une autre éducation, se fait en tâtonnant : Crush Education. Il y a là de jolis moments et l’évocation d’une vraie histoire d’amour : encore plus forte d’être suggérée, encore plus juste d’être silenciée, car elle concerne deux copains, d’ailleurs parfaitement joués par Julien Derivaz et Mathias Labelle.
Jet lag ?
Le spectacle présente donc un immense flash back, instauré de manière assez fine, puisqu’une sorte de prologue brouille un peu les cartes. Or, les voyages dans le temps, on le sait, ne sont pas sans danger. Il faut dans un premier temps s’y habituer. Et de fait, on commencera peut-être par tiquer devant ces adultes qui jouent des ados avec leur dégaine de trentenaire ou de quadras, dans ces postures stéréotypées. Mais le malaise se dissipe dès qu’on a compris qu’il s’agit ici justement de croquer l’adolescence, comme Sempé ou Riad Sattouf, par exemple, dessinent Nicolas ou Esther. Et puis, soyons honnêtes, nous avons tous été un peu des caricatures à cette période. Nous avons tous connu du moins le beau gosse qui se la jouait avec sa guitare et sa mèche, la fille qui se vantait de connaître le Kamasoutra, les copains copines qui vous poussent dans les bras d’un gars, d’une fille, auxquel·le on songeait (ou ne songeait pas).

L’Éclipse multiplie ces vignettes colorées aussi véridiques et tendres qu’elles ne sont pas réalistes. Elles composent l’album d’un temps où le portable n’était qu’un truc plus ou moins fonctionnel possédé par seulement quelques adultes ; un temps où le selfie ne tenait pas lieu de souvenir et où une adolescente pouvait enregistrer ses pensées sur un gros enregistreur.
Ajoutons que l’écriture s’amuse à grossir encore le trait en mettant toujours la même bande de comédiens dans la peau des profs de leur collège : gageure relevée avec ludisme et talent. Si le croquis de cet autre collectif fait sourire, s’il nous permet d’assister à un conseil de classe important pour l’intrigue, le drame aurait pu tout aussi bien se dérouler sans ces adultes, précisément absents à ce qui se passait dans la classe d’à côté. Ce choix permet toutefois de nous situer dans l’écrin protecteur de la théâtralité pour affronter la noirceur.
Comme l’éclipse réelle qu’elle évoque, la représentation s’obscurcit soudainement. Si la magnifique scénographie de Léa Jézéquel annonçait la catastrophe, si le personnage incarné encore une fois avec talent par Adèle Zouane était une petite Cassandre en tutu, la déflagration est abrupte. L’aile d’un aigle noir vient voiler le soleil des petits cygnes.

Il s’agit de violence scolaire. Il s’agit d’amours interdits, d’amours explosés en vol. Il s’agit du viol répété d’une enfant par un adulte dépositaire d’autorité. Or, tout cela est révélé par deux scènes seulement : une séance de danse collective et un duo muet. On n’a pas besoin de plus. Le spectacle joue alors intelligemment de l’économie, voilant l’horreur pour mieux l’évoquer. Ainsi, la fumée plonge-t-elle le plateau dans la gaze du cauchemar, parce que tout se passe au-delà de ce que l’explicite exposerait : dans les corps, bien sûr, mais aussi dans les abîmes de la psyché.
En écho, l’espace scénique est calciné et ouvert sur une béance. Si le trou noir engouffre d’abord le seul ado à avoir ouvert les yeux, il aspire ensuite l’ensemble de la bande. Le temps des amours est révolu. Le temps des secrets douloureux a commencé. Et comme la parole est mise à mal, elle laisse place aux silences. Parallèlement, la bande-son des années 90 devient chants de cygnes. D’ailleurs, plutôt que de danser, le prologue ne nous offrait-t-il pas une chanson bouleversée ? Finalement, c’est ce qui nous touche le plus. La parole sera libérée grâce à la bande d’un magnétophone noir, lui-aussi.
Tout ne sera pas réparé, sauf que chez Bajour, on va de l’avant, car on se refuse à laisser le spectateur dans l’effroi et le chagrin : pour preuve, la scène finale fougueuse, joyeuse, sans doute moins forte que la scène précédente, mais endossant le désir du public. Comme l’adolescence, un théâtre mélangé et fraternel.
Laura Plas
L’Éclipse, Leslie Bernard et Matthias Jacquin
Site du Collectif Bajour
Mise en scène : Leslie Bernard et Matthias Jacquin
Avec : Julien Derivaz, Alicia Devidal, en alternance avec Leslie Bernard, Douglas Grauwels, Hector Manuel, Asja Nadjar, Mathias Labelle, Adèle Zouane
Durée : 1 h 45
Dès 14 ans
Théâtre Paris-Villette • 211, avenue Jean Jaurès • 75019 Paris
Du 14 novembre au 5 décembre 2025 (relâche les lundis), les vendredis à 19 heures, les mardis, mercredis, jeudis et samedis à 20 heures, les dimanches à 15 h 30 ; rencontre le vendredi 28
De 9 € à 24 €
Réservations : en ligne ou 01 40 03 72 23
Tournée :
• Du 26 au 28 mars 2026, au Théâtre-Forum de Meyrin (Suisse)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ L’Île, Hector Manuel, Collectif Bajour, par Laura Plas
☛ Un Homme qui fume c’est plus sain, Collectif Bajour, par Laura Plas
☛ À l’Ouest, Collectif Bajour, par Laura Plas
Photos ou de une : © Fabrice Robin


