Oxymore humain
Par Lise Facchin
Les Trois Coups
Un spectacle bouleversant porté par un texte vibrant et une mise en scène simple et intelligente. On en ressort changé.
Ancien enfant soldat en République démocratique du Congo, Serge Amisi a eu le courage étonnant d’écrire son histoire. Celle d’une violence dont l’immoralité dérange et dont le grand public est, en général, protégé des éclaboussures qui dépasseraient de l’écran de télévision. Si écrire la mémoire de la violence – « L’écriture ou la vie », comme l’a gravé pour jamais Jorge Semprún… – est un acte de courage, porter à la scène et, de surcroît, donner sa part à l’interprétation est une démarche encore plus forte. Au-delà d’un destin soumis à l’égoïsme et à la folie des hommes, dans un rapport complètement désaxé à la jeunesse, c’est de l’enfance qu’il est question dans ce spectacle, de l’enfance interdite, déniée. « Tu crois que tu es encore un enfant ? » dit le général au petit garçon d’une dizaine d’années, cherchant les jouets qu’il s’est offert avec sa solde et que l’officier a brûlés. L’enfance. Cette expérience que tous les êtres humains partagent dans les premiers moments de leur existence, et qui, dans l’ordre des choses, doit être abritée par les plus âgés. L’enfant-soldat, kadogo en lingala, kalachnikov dans une main et jouet dans l’autre, ne peut ainsi apparaître que comme une injustice profonde, un oxymore humain.
Sur scène, l’hallucinant Mathieu Genet, qui interprète Serge Amisi tout au long du spectacle avec une énergie et une sincérité rares, et Serge Amisi lui-même qui interprète les autres rôles de la pièce (la mère de famille qui le recueille, son oncle, sa mère, les gradés de l’armée rwandaise qui l’avaient enrôlé de force, le fournisseur de cannabis…). Leur duo semble nimbé d’une complicité et d’une confiance lumineuses qui rendent ce spectacle possible. Comment en serait-il autrement lorsqu’une telle intimité est en jeu ? Lorsqu’une expérience aussi extrême est portée à la connaissance du public ? Quand quelqu’un porte une parole qui dit : « J’ai tué. J’ai tué sans pitié des civils. J’ai même tué mon oncle, qui est mort en me pardonnant. J’ai pillé et détruit. Et j’étais un enfant ». Il faut profondément croire en la bienveillance de ses partenaires pour aller jusqu’à ce point, frisant le rituel d’expiation et poser crûment la question fondamentale de la responsabilité.
Subversion lexicale et grammaticale
En décidant de porter ce témoignage à la scène, Arnaud Churin a eu l’intelligence de comprendre qu’il ne pouvait que travailler à partir du matériau littéraire même de ce récit pour éviter la facilité didactique et travailler sur ses potentiels dramatiques. Le travail de la langue est ainsi merveilleusement élaboré, avec des passages en lingala, et cette langue superbement imagée que l’auteur a mâtiné d’enfance : le français d’Afrique francophone. Ce verbe nous donne bien des leçons en matière de subversion lexicale et grammaticale, imprimant au texte une liberté qui lui donne une force poétique sans la moindre lourdeur. Simple et souple, la direction d’acteurs donne toute sa place à la langue, à travers une corporalité très forte, dans laquelle on retrouve bien vite cet envol de l’enfance.
La scénographie est aussi d’une grande réussite. Sur toute la largeur, un rideau à lanières de plastique orange est suspendu en arrière-scène, divisant le plateau en deux. Cet espace sert autant de coulisses que d’espace de jeu et de magie. Serge Amisi s’y rend pour changer de personnages ou en introduire quelques-uns, comme cette très belle marionnette, incarnant son oncle, qui ouvre la pièce. Ce rideau est aussi la source d’un jeu de lumière particulièrement efficace, lors des combats durant lesquels les enfants-soldats étaient sous l’emprise de drogues distribuées par l’armée. En émergent aussi, pour le plus bel effet, des enregistrements sonores, berceuses et chansons, comme autant de réminiscences de l’intimité maternelle.
Des larmes de rage
Mais il ne faudrait pas croire que la gravité et la violence soient les seuls modes sur lesquels l’histoire de Serge Amisi, qui est aussi celle de tant d’autres enfants, est contée. Et si l’on est bouleversé, c’est moins par les faits de violence que par les ressources de l’enfance et l’extraordinaire force que tant de fragilité peut déployer. Des ressources de jeu, d’humour, de courage. Les larmes que l’on verse ne sont pas des larmes de pitié ou seulement de compassion. Ce sont des larmes de tendresse devant ce mode d’être au monde, simple et lumineux des débuts de l’existence. Ce sont aussi des larmes de rage devant la terrible vulnérabilité de l’enfance que les conflits armés jettent en pâture à l’inhumanité. ¶
Lise Facchin
l’Enfant de demain, d’après Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain, de Serge Amisi
Éditions Vents d’ailleurs
Avec : Serge Amisi et Mathieu Genet
Mise en scène : Arnaud Churin
Assistante à la mise en scène : Marie Dissais
Adaptation et collaboration artistique : Serge Amisi et Mathieu Genet
Scénographie : Margot Bordat
Lumières : Gilles Gentner
Costumes : Olivier Bériot et Sonia de Sousa
Enregistrement sonore : Jean-Baptiste Julien et Lorraine Prigent
Chapelle du Verbe-Incarné • 21, rue des Lices • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 07 49
Site : www.verbeincarne.fr
Du 5 au 27 juillet 2014 à 18 h 20
Durée : 1 h 15