Le rêve loufoque de Grugru
Par Anne Losq
Les Trois Coups
Qui n’a jamais rêvé de crever l’écran de cinéma, de passer de l’autre côté et même de dialoguer avec les personnages d’un film ? En concevant la forme artistique connue sous le nom de « ciné-théâtre », Henri Gruvman réussit cet exploit et joue avec les codes de l’image. Il nous propose ainsi un spectacle taquin et poétique au travers de son personnage-clown, le fameux Grugru.
L’apparition initiale de Grugru est cinématographique : habillé d’une redingote et d’un haut-de-forme, cette jeune figure burlesque gravit les rochers d’une plage normande en prenant soin de ne pas tomber. Les vues du sable et de la mer nous font d’emblée voyager, et le grain de l’image rappelle les films de vacances tournés en super-huit. Quelques minutes plus tard, Grugru paraît sur scène en chair et en os. Il s’agit bien de la même personne, vêtue du même costume, mais bien plus âgée. Car si le cinéma permet aux personnages de ne jamais vieillir, le plateau nous montre l’humain tel qu’il est dans l’instant. Le vieux Grugru scrute avec curiosité son jeune alter ego alors que celui-ci continue de se promener en Normandie dans une autre temporalité et en toute insouciance.
Cette juxtaposition s’avère être le premier ravissement d’une série de moments délicieux. Car il est bien rare de voir un comédien sur scène dialoguer avec celui qu’il était à l’écran. Dans ce spectacle, les deux arts – théâtre et cinéma – ne font pas qu’exister en parallèle, mais se nourrissent l’un de l’autre ; ils s’entrechoquent et vont même jusqu’à se confondre. Le Grugru de la scène récupère les accessoires qui sont présents dans le film en les tirant hors de l’écran. C’est un régal d’observer ces objets apparaître « en vrai » alors qu’ils étaient auparavant emprisonnés dans le film.
Dans la deuxième partie, le comédien s’immisce à l’intérieur de l’image animée. Armé d’un canif, il ose trancher dans le vif et trouer l’écran, comblant le vide avec sa tête et son corps. Une telle superposition participe à la création d’un palimpseste mouvant, une mosaïque d’images présentes et passées. Les repères sont chamboulés pour notre plus grand plaisir, et l’on a l’impression d’avoir atterri dans le rêve loufoque du clown… Un rêve où la badinerie et le jeu sont célébrés avant toute chose.
Grâce à cette poésie de l’image, le spectateur n’a pas besoin de recourir à la rationalité ou à la bien-pensance pour apprécier le spectacle. Dans le film, le jeune Grugru abandonne d’ailleurs assez vite son costume pour courir nu sur la plage et dans les vagues. En s’affranchissant de ses habits, il nous montre l’exemple et nous pousse à profiter des petits moments réjouissants de la vie : n’ayez pas peur, déshabillez-vous !
Conquis par l’innocence ludique de Grugru
L’on s’aperçoit très vite qu’Henri Gruvman, le comédien qui se cache derrière Grugru, souhaite que le public participe activement au spectacle. Le ton est donné lorsque nous n’avons pas d’autre choix que d’attraper des biscottes lancées à la volée dans notre direction. Nous nous laissons ensuite conduire par un Grugru transformé en chef d’orchestre, et mâchons nos biscottes en rythme afin de créer une symphonie en rire majeur. Aussi improbable que cela puisse paraître, la plupart des spectateurs adultes présents dans la salle ont mâché leurs biscottes avec entrain.
Tout cela n’aurait sans doute pas été possible si Gruvman avait utilisé des mots pour nous parler. Mais grâce au charme de son clown muet, nous acceptons d’entrer dans son univers sans sourciller. Ses gestes sont précis, son regard direct et malicieux : il devine que nous souhaitons échapper aux activités habituelles par le biais de la poésie. Gruvman nous encourage donc à nous laisser aller à un peu d’absurdité. Et celle-ci se révèle salvatrice puisqu’elle libère le rire et nous ramène à l’innocence enfantine. Tout est prétexte à amusement et à expérimentation : les objets de la vie quotidienne sont transformés en jouets, la musique est remaniée et devient un véritable compagnon de jeu. La réalité saugrenue du clown a droit de cité sur la scène et dans le film. Le public, quant à lui, est invité à savourer ces moments dans un bel esprit de réinvention.
La sagesse du saltimbanque d’aujourd’hui côtoie la fraîcheur du Grugru d’hier grâce à la juxtaposition de deux formes artistiques savamment associées. L’on ressort de ce spectacle égayé et stimulé, des images plein la tête et le sourire aux lèvres. Ces instantanés continueront d’alimenter mon imaginaire. Et Grugru, ce clown sympathique, me murmurera à l’oreille de ne pas ignorer les petits riens qui rendent la vie plus belle. ¶
Anne Losq
Les Coquecigrues de Grugru 3, d’Henri Gruvman
Cine qua non Théâtre • 2, rue Mirabeau • 94300 Vincennes
Site : www.henrigruvman.com
Mise en scène : Henri Gruvman
Avec : Henri Gruvman
Régie : Vincent Tronel et Fabrice Arnaud
Confluences • 190, boulevard de Charonne • 75020 Paris
Réservations : 01 40 24 16 46
Site du théâtre : www.confluences.net
Courriel de réservation : resa@confluences.net
Métro : ligne 2, arrêts Philippe-Auguste ou Alexandre-Dumas
Le 16 mars 2015 à 20 h 30
Durée : 1 h 10
15 € | 10 € | 7 €