Une polyphonie remarquablement orchestrée
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Sur un propos ambitieux, Marine Bachelot‑Nguyen a su construire un texte efficace servi par une mise en scène inventive. La pièce, portée par des acteurs pleins d’énergie, a conquis le public.
Marine Bachelot‑Nguyen (elle vient d’ajouter à son nom le dernier patronyme, hérité de sa mère) n’est pas une inconnue à Rennes, où elle vit, ni dans le milieu du théâtre. Nos lecteurs se souviennent peut-être de son Artemisia vulgaris II, créée au festival Mettre en scène en 2008. Depuis, comme auteur et comme metteuse en scène, elle a poursuivi son travail sur le théâtre politique et le féminisme en France comme à l’étranger. Inlassablement, elle creuse, selon ses propres mots, « les logiques de l’entrelacement, du télescopage temporel, des généalogies et des racines ».
Les Ombres et les Lèvres nous transportent au Viêt Nam en 2014 où Marine Bachelot‑Nguyen enquête sur les conditions de vie et d’apparition en public des lesbiennes, gays, trans et bisexuels (L.G.B.T.). Les « ombres » et les « lèvres » du titre renvoient à des vocables vietnamiens qui sont des termes insultants pour désigner les hommes homosexuels et les lesbiennes. À cette enquête se mêle une quête plus personnelle des origines de l’auteur (suite au décès de sa mère) et le tout est inséré dans une trame historique qui va du colonialisme aux soubresauts de la société française lors des débats sur le mariage pour tous.
À lire la note d’intention telle que je viens de la résumer, je dois l’avouer, j’appréhendais la représentation. Dès les premiers instants, la pièce a balayé ce que je pouvais avoir comme prévention. Le texte est nerveux, rythmé, coloré. Il évite tout didactisme pesant sauf peut-être le cours sur le « genre ». On entre avec bonheur dans ce texte et l’on en sort enrichi.
Un quatuor de comédiens épatants
Marine Bachelot‑Nguyen me semble, avec les Ombres et les Lèvres, renouveler fort heureusement le théâtre militant. Elle évite les écueils de la vieille agit prop. Son théâtre documentaire et sociologique s’inscrit dans la lignée de Brecht. Le secret en est sans doute dans l’écriture très directe mais non dénuée de poésie. Il réside plus sûrement dans l’étroite imbrication du personnel dans le collectif et dans l’Histoire, qui donne chair à cette histoire. Personnel ne veut d’ailleurs pas dire narcissique, l’auteur reste pudique sans pour autant chercher les faux-fuyants. Symboliquement, elle apparaît sous la forme du « tu » qui s’adresse en quelque sorte à son double tout en interpellant le spectateur.
Le talent de Marine Bachelot‑Nguyen a été d’entremêler les différents plans de son texte dans une vaste polyphonie qu’elle a savamment orchestrée et qui est soutenue avec une énergie communicative par un quatuor de jeunes comédiens épatants à la diction impeccable.
Romain Brosseau, Marina Keltchewsky, tous deux anciens élèves de l’école du Théâtre national de Bretagne, Tien Lê et Cathy Min Jung endossent tous les personnages avec une gourmandise qui fait plaisir à voir. Leur dynamisme n’a d’égal que leur vitalité. Tour à tour drôles, émouvants, pathétiques, sinistres même dans le rôle des colons, ils portent littéralement la pièce. On devrait aussi parler de l’usage tout à fait judicieux des photos de Maika Elan et de la vidéo, signée Julie Pareau.
Avec les Ombres et les Lèvres, la production dramatique de Marine Bachelot‑Nguyen a effectué un saut qualitatif remarquable. Il faudra désormais compter avec cette jeune dramaturge et metteuse en scène qui interroge en artiste notre société sans en désespérer. ¶
Jean-François Picaut
Lire aussi Entretien avec Marine Bachelot-Nguyen, du collectif Lumière d’août.
les Ombres et les Lèvres, de Marine Bachelot‑Nguyen
Cie Lumière d’août • 123, boulevard de Verdun • 35000 Rennes
Site : www.lumieredaout.net
Mise en scène : Marine Bachelot‑Nguyen
Avec : Romain Brosseau, Marina Keltchewsky, Tien Lê et Cathy Min Jung
Scénographie : Bénédicte Jolys
Création sonore : Pierre Marais
Création lumière : Arnaud Godest
Costumes : Laure Fonvieille
Régie générale : François Aubry
Régie lumières : Arianna Thöni
Photo : © D. R.
Production : Lumière d’août
Coproduction T.N.B. à Rennes
Théâtre national de Bretagne • salle Serrault • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du 23 au 27 février 2016 à 20 heures
Durée : 2 h 15
26 € | 17 € | 12,50 €