Des sorcières bien mal-aimées
Par Maxime Grandgeorge
Les Trois Coups
Emmanuel Demarcy-Mota s’empare brillamment des Sorcières de Salem, le célèbre brûlot dramatique d’Arthur Miller, écrit en pleine paranoïa maccarthiste. Il crée un spectacle puissant et mystérieux, auscultant les phénomènes de superstition et d’aveuglement collectifs. Une plongée fascinante aux racines du mal.
Peu de faits divers ont fait couler autant d’encre que le procès des Sorcières de Salem. Cet épisode de l’histoire américaine, durant lequel plusieurs personnes accusées de sorcellerie furent condamnées et exécutées, continue encore de fasciner, trois siècles plus tard. D’abord simple illustration du puritanisme américain, cet évènement est devenu au fil du temps un symbole de paranoïa et d’aveuglement collectifs. Pas étonnant alors que le dramaturge américain Arthur Miller s’en soit inspiré en 1953 pour dénoncer le maccarthisme, alors que les États-Unis succombaient à la « peur rouge ». Emmanuel Demarcy-Mota revisite sur la scène de l’Espace Cardin cette emblématique chasse aux sorcières dans une version fascinante.
En 1692, tandis que les Anglais poursuivent la colonisation du Nouveau monde, tous les regards de la Nouvelle-Angleterre se tournent vers la tranquille ville de Salem, devenue le théâtre d’étranges phénomènes. Les habitants du village, craignant que le diable ne sème le trouble dans leur communauté, sont inquiets depuis que le révérend Samuel Paris a surpris des jeunes femmes dansant nues dans la forêt. La panique s’empare du village lorsque ces dernières, afin d’échapper aux sanctions, prétendent avoir été victimes de sorcières. Plus rien ne pourra arrêter la propagation de l’épidémie, Salem étant gagnée par la délation, à mesure que les phénomènes surnaturels se multiplient. Le tribunal chargé de faire toute la lumière sur cette sombre affaire aura bien du mal à venir à bout des révélations mensongères et des faux aveux.
Cette mise en scène captivante, pleine de tension, nous plonge dans un univers surnaturel et inquiétant, à l’instar du premier tableau, d’une beauté onirique sidérante. Baignées d’un halo lumineux lugubre, enveloppées par un brouillard irréel, des femmes vêtues de robes blanches immaculées dansent, rient et se convulsent au clair de lune, prenant part à ce qui a tout l’air d’un rituel païen. Un rideau translucide placé à l’avant-scène, sur lequel sont projetées les images éthérées d’une forêt fantasmatique, nous sépare de ce monde à la fois fascinant et menaçant.
Un maître de l’ambivalence
Les scènes qui suivent ce premier tableau saisissant sont tout aussi évocatrices. Qu’il s’agisse de la chambre d’une malade ou de la salle d’un tribunal, Emmanuel Demarcy-Mota et son équipe parviennent à créer une atmosphère qui fait froid dans le dos. Pour avoir une idée du résultat, il faut s’imaginer l’enfant possédée de L’Exorciste de William Friedkin vivant dans la communauté isolée du Village de M. Night Shyamalan. Mais contrairement à ces deux films, respectivement ancrés dans le XXème et le XIXème siècles, cette version des Sorcières de Salem semble complètement hors du temps. Elle pourrait en effet aussi bien se dérouler à la fin du XVIIème siècle qu’aujourd’hui, les costumes empruntant autant aux tenues puritaines de l’époque qu’à la mode contemporaine. Cette intemporalité est l’une des principales forces de ce spectacle, dans lequel chacun peut facilement se projeter.
La troupe du Théâtre de la Ville, qui fait preuve d’une incomparable cohésion, prouve une fois encore son talent en délivrant une très belle performance où chacun trouve sa place. Élodie Bouchez, qui interprète une femme manipulatrice guettée par la folie, joue parfaitement les saintes nitouches trahies par leurs vices. Serge Maggiani est impressionnant de caractère dans le rôle de John Proctor, un homme bon malgré ses faiblesses, qui se retrouve à devoir choisir entre sauver son honneur ou sa tête. Philippe Demarle est quant à lui remarquable en révérend morbide et effrayant. Son jeu tout en nuances confère à son personnage une humanité d’une profondeur insoupçonnée.
Non content d’être visuellement saisissant et dramatiquement captivant, les Sorcières de Salem est un spectacle intellectuellement stimulant qui interroge la vérité et le mensonge, la croyance et la superstition, le bien et le mal, et met en garde contre l’hypocrisie. « Ne restez pas fidèle à votre foi si elle fait couler le sang », implore le révérend Hale, dans les pas duquel semble s’inscrire le metteur en scène, sans pour autant asséner au public une quelconque leçon préconçue. Maître de l’ambivalence, Emmanuel Demarcy-Mota parvient à rendre compte de toute la complexité d’une affaire indémêlable, nous invitant à ne pas juger trop hâtivement les protagonistes. Une expérience dramatique percutante doublée d’une réflexion éthique vivifiante. ¶
Maxime Grandgeorge
Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller
Mise en scène : Emmanuel Demarcy-Mota
Assistants à la mise en scène : Christophe Lemaire et Julie Peigné
Scénographie : Yves Collet et Emmanuel Demarcy-Mota
Lumières : Christophe Lemaire et Yves Collet
Costumes : Fanny Brouste
Musique : Arman Méliès
Création vidéo : Mike Guermyet
Maquillage : Catherine Nicolas
Création sonore : Flavien Gaudon
Accessoires : Christophe Cornut
Assistant lumières : Thomas Falinower
Assistante costumes : Alix Descieux-Read
Réalisation costumes : Albane Cheneau et Margaux Ponsard
Assistant son : Nathan Chenaud Joffart
Conseiller artistique : François Regnault
Training physique : Nina Dipla
Travail vocal : Maryse Martines
Version française du texte : François Regnault, Julie Peigné et Christophe Lemaire
Avec : Élodie Bouchez, Serge Maggiani, Sarah Karbasnikoff, Philippe Demarle , Sandra Faure, Jauris Casanova, Lucie Gallo, Jackee Toto, Marie-France Alvarez, Stéphane Krähenbühl, Éléonore Lenne, Gérald Maillet, Grace Seri, Charles-Roger Bour
Théâtre de la Ville – Espace Cardin • 1, avenue Gabriel • 75008 Paris
Du 26 mars au 19 avril 2019, 20h en semaine, 16h le dimanche
De 10 € à 30 €
Réservations : 01.42.74.22.77
Durée : 1h50
Une réponse
Tout à fait d’accord sur la scénographie, toujours très bien chez Demarcy Mota, mais, au détriment du texte.
De plus, les acteurs sont sonorisés, il y a peu de nuances dans le jeu. Les postures sont trop à l’avant scène et le ton est trop monocorde.
Pas assez de travail sur ce texte pour nous faire sentir les points importants qui pourraient se rapporter à notre époque. C’était déjà les cas l’année dernière à Cardin. Tout dans les lumières ! Or, le théâtre est avant tout un texte et des silences…
Avant je faisais confiance aveuglément à vos critiques, mais je trouve que Les Trois Coups encensent trop. Pourquoi ?