Bulletin n°11 : en librairie…
Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups
Monographies, biographies, essais, mémoires, rééditions de classiques…
Le Théâtre romain,
de Florence Dupont et Pierre Letessier
Armand Colin, collection « Cursus », 2e édition, 2017
335 p. / 22,90 €
Malgré l’imitation par Shakespeare, Corneille ou Racine des tragédies de Sénèque, malgré l’imitation par Molière des comédies de Plaute et de Térence, le théâtre romain demeure méconnu, aujourd’hui encore, tant il est l’objet d’idées reçues[1]. Il souffre surtout d’une approche « classique » qui l’a cantonné dans un genre littéraire. Cette seconde édition d’un ouvrage universitaire initialement paru en 2012 en fait la démonstration. Elle a pour premier mérite de remettre les pendules à l’heure tout en ouvrant de prometteuses perspectives de (re)découvertes.
L’enseignement de Florence Dupont a nourri des générations d’étudiants qui ont profité autant de son érudition que de son approche souvent iconoclaste. On se souvient, par exemple, de son savoureux rapprochement entre Homère et la série télévisée Dallas… Quant à Pierre Letessier, directeur de l’Institut d’études théâtrales de l’université Sorbonne-Nouvelle, il a consacré sa thèse à Plaute et à la place de la musique dans sa dramaturgie.
Reconstituant la pratique antique des « jeux scéniques » (ludi scaenici) à partir de leur contexte religieux, social et culturel, les deux auteurs analysent « la performance théâtrale romaine comme un tout, sans dissocier cadre rituel, structure musicale du spectacle, jeu des acteurs et fonctionnement du texte. »
Leur objectif est double : d’une part, libérer les metteurs en scène contemporains des a priori « aristotéliciens du théâtre occidental (le récit, la mimèsis, le personnage) ; d’autre part, « enrichir l’histoire des théâtres antiques, en y introduisant le théâtre romain – un théâtre de jeu », différent du théâtre grec et, en aucune manière, son pâle reflet.
Revenant sur les spectacles des Atrides montés par Ariane Mnouchkine au début des années 1990, Florence Dupont convainc de l’intérêt d’échapper à la tradition théâtrale européenne « classique » pour faire revivre ce répertoire, notamment à la lumière de l’esthétique du kathakali indien, mêlant danse sacrée, danse populaire et art martial.
Au-delà de cette « piste », le lecteur non spécialiste ira de surprises en ravissements, et il apprendra beaucoup dans ce savant ouvrage. Les développements concernant l’édification architecturale, le public participatif comme on dirait aujourd’hui (« communauté englobante » puisque tout le monde, jusqu’au dernier des esclaves, était présent lors des jeux), le statut modeste des auteurs, le vedettariat des acteurs (stars et parfois gigolos !) sur lesquels reposait tout le spectacle, sont passionnants…
On regrette seulement l’absence de quelques photographies de sites archéologiques ou de reconstitutions scéniques. Une chronologie en fin de volume aurait également permis au lecteur de se repérer plus facilement, d’autant que le lectorat visé est d’abord celui des étudiants en lettres et en arts du spectacle.
[1] Vingt-et-une comédies de Plaute et six de Térence nous sont parvenues. Quant à Sénèque, il a composé neuf tragédies.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur ☛
Vivre de mes rêves, Lettres d’une vie,
d’Anton Tchekhov
Traduction du russe par Nadine Dubourvieux
Préface d’Antoine Audouard
Robert Laffont, collection « Bouquins », 2016
1 057 p. / 32 €
Antoine Audouard, qui signe ludiquement son amicale préface Anton Ivanovich Audouard, le rappelle justement : Tchekhov (1860-1904) est l’« auteur russe le plus célèbre n’ayant pas écrit de roman », ce qui le distingue clairement de Tolstoï, Dostoievski ou Gogol, par exemple. Lui qui, selon sa savoureuse formule avait la médecine pour épouse et la littérature pour maîtresse, à moins que ce ne fût l’inverse (!), s’est illustré dans d’autres genres littéraires. Or, son œuvre théâtrale ne cesse, depuis plus d’un siècle, de passionner interprètes et metteurs en scène.
Ces derniers, tout particulièrement en France, l’ont toutefois enfermé dans un registre sombre. À cet égard, Antoine Audouard a raison de dénoncer « ces mises en scène pesantes, pompeuses, ralenties, de pièces que leur auteur voyait le plus souvent comme des “comédies” et qui en sont. C’est à pleurer de voir certaines scènes, poursuit-il, dignes des Fourberies de Scapin, traitées comme du Ibsen ou du Strindberg. » Un reproche, soit dit en passant, qui ne vaut pas seulement pour les comédies de Tchekhov, mais qui caractérise les « relectures » des comédies, voire des farces, par les metteurs en scène depuis les années 1960…
Ainsi, le lecteur est invité à lire dans « ces monologues et ces dialogues absurdes qui émaillent Les Trois Sœurs ou La Cerisaie, non pas une description des mélancoliques losers de la province russe, mais des tableaux amusés, tendres jusque dans leur cruauté, de nos illusions, de notre condition et de nos ridicules. » Si l’apprentissage de la vie demeure quoi qu’il en soit toujours cruel, la fantaisie et l’humour sauvent de la dérision. Rappelons qu’enfant battu par son père, fils de serf et petit boutiquier, Tchekhov subit très tôt les affres de la maladie et il meurt à 44 ans de la tuberculose, après avoir bu une dernière coupe de champagne, ce qui a quand même du panache !
L’édition académique russe de ses lettres compte 12 volumes, ses Œuvres complètes commentées étant rassemblées en 30 volumes. Elles comportent environ 4 400 lettres, une partie de toutes celles qu’écrivit Tchekhov durant sa vie, pourtant brève. Les archives de l’écrivain contiennent près de 10 000 lettres reçues, classées par lui-même et par sa sœur Macha (Maria), qui resta jusqu’à sa mort la fidèle gardienne de sa mémoire. On peut supposer qu’il en adressa au moins autant.
Nadine Dubourvieux a sélectionné 768 lettres, parmi celles qui nous sont parvenues. Elles s’étendent de 1876 à 1904. Certaines sont données ici à lire en français, pour la première fois. C’est dire l’intérêt que représente ce tome bien nourri (plus de mille pages) de la magistrale collection Bouquins qui a, en outre, le mérite de ne livrer que des lettres publiées intégralement. Les coupures effectuées jusqu’alors dans la correspondance de l’auteur, y compris dans l’édition russe de référence, sont ainsi rétablies, et font apparaître un Tchekhov non censuré, tel qu’en lui-même, buvant, festoyant et fréquentant les bordels.
Les anecdotes sont croustillantes, quoi qu’elles ne révèlent, en vérité, « ni exploits ni bassesses », mais une personnalité assez semblable à celle de « la plupart des gens » de l’époque, de l’aveu même de l’écrivain trop modeste. Toutefois, on lira d’abord ces lettres pour la saga des Tchekhov, Anton étant devenu très jeune soutien de famille. Ses lettres à son épouse, la comédienne Olga Knipper (1868-1959) font souvent sourire. Tchekhov l’affuble de mille surnoms (elle est tour à tour son « petit cœur chéri », son « chevalin toutou », sa « petite nigaude », son « poupon chéri », sa « femme sans égale » ou encore sa « chère » et parfois « délicieuse actriçouillette, exploiteuse de son cœur » !) Des lettres parfois signées « Ton Toto, médecin à la retraite et dramaturge en disponibilité, académicien Toto », ou « Ton hiéromoine », avec ce rappel : « Personne ne t’aime comme moi », Tchekhov souffrant de la paresse avec laquelle Olga tarde à lui répondre et à lui donner des nouvelles de la vie théâtrale moscovite.
On appréciera ensuite ces lettres pour l’incomparable témoignage qu’elles constituent. Grâce à l’index, on trouve rapidement les passages où Tchekhov évoque La Cerisaie, La Mouette, Oncle Vania ou Ivanov, par exemple. Ses échanges avec Stanislavki (1863-1938), cofondateur du Théâtre d’art de Moscou, dont la méthode de formation de l’acteur a tant influencé le théâtre occidental moderne, constituent évidement des temps forts.
On lira ces lettres, enfin, parce que Tchekhov n’ayant pas écrit de traité théorique, elles composent virtuellement une espèce d’art poétique, dont la concision est l’un des principes esthétiques fondamentaux.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur ☛