Un voisinage de haute intensité
Par Anne Losq
Les Trois Coups
Deux maisons se font face avec, entre elles, une terrasse qu’elles se partagent. Les destins entremêlés de deux familles voisines peuvent alors être contés. Marc Paquien assure une mise en scène fidèle à l’écriture elliptique de Vinaver, mais certaines transitions malhabiles enrayent un peu le rythme du spectacle. Les comédiens, quant à eux, incarnent leurs personnages avec nuance et dynamisme. Ils donnent de la matière au texte, lui-même virtuose malgré son apparente simplicité.
Vinaver tient à faire voir le quotidien, ces instants de vie qui ne cessent de s’échapper quand on tente de les fixer sur scène. En conséquence, l’auteur dramatique travaille la cadence des phrases, les joutes verbales et les croisements de paroles pour saisir cette vitalité de tous les jours. Comment, alors, faire vivre une écriture si précise et si légère sur le plateau ?
Marc Paquien a compris qu’il ne fallait pas alourdir la pièce avec une mise en scène encombrante. Des décors figuratifs symbolisent donc les espaces : deux façades blanches, une table, quelques tabourets et une haie. Et avec comme perspective imaginée, la forêt, dont il est souvent question. Les acteurs s’occupent d’invoquer le reste de l’histoire et maîtrisent l’entremêlement des répliques avec agilité. Ils parviennent ainsi à capter la valeur littéraire du texte tout en nous transmettant aussi sa qualité orale.
Cependant, Paquien semble forcer le rythme de la pièce en faisant usage d’extinctions des lumières après chaque action particulièrement intense. J’ai regretté ces interruptions, y voyant un manque de créativité quant à la gestion des différents souffles du texte. Contrairement au cinéma, le théâtre ne peut se permettre de faire des montages instantanés de scènes. Lorsque les acteurs déplacent des éléments de décor dans le noir, on ne peut s’empêcher de les distinguer sans que ceux-ci préservent leur statut de personnage. Dans ce cas précis, la musique, au demeurant bien choisie, n’est introduite que pour remplir le vide causé par l’obscurité. Pourquoi ne pas plutôt mettre les pleins feux sur ces changements de décor et les intégrer à la fabrique de la pièce ?
L’aspect mythique du quotidien
Cette proposition de mise en scène expose néanmoins très clairement l’essentiel de l’intrigue et nous en révèle les enjeux : Blason et Laheu, deux pères de famille célibataires – l’un ayant une fille, Alice, l’autre un garçon, Ulysse –, ont instauré une relation forte avec les années, mêlant tout à la fois familiarité et courtoisie. Une amitié de circonstance, mais profonde, semble donc s’être établie. Mais l’appât du gain et la compétition économique contribuent à troubler l’ordre des familles et à désunir brutalement les deux pères. Campés par Lionel Abelanski et Patrick Catalifo, ceux-ci tentent de survivre aux aléas de la vie en exhibant leur force et leur autorité morale l’un à l’autre. L’on est d’abord désarmé par leur complicité initiale, puis attristé de voir un tel lien se rompre aussi violemment. La dernière partie de la pièce surprend en dépeignant un rapport de voisinage apaisé et renouvelé.
Forts d’avoir été élevés côte à côte, le fils et la fille entretiennent un amour innocent et pur, et ce malgré la tempête déchaînée par leurs parents. Cette jeunesse-là, tout en douceur et en désirs cachés, s’avère plus difficile à cerner. L’on aimerait presque que le petit plateau du Théâtre de Poche s’agrandisse afin de lui laisser plus de place tant elle semble prise dans l’étau de ses aînés. Le personnage d’Ulysse, en particulier, intrigue sans que l’on sache exactement pourquoi. Si Loïc Mobihan incarne le rôle avec délicatesse et sensibilité, il ne parvient pas toujours à lui insuffler la vigueur symbolique requise pour nous guider vers le tableau final (que je ne dévoilerai pas ici).
Mais il faut bien avouer que Vinaver brouille les pistes, alternant entre comédie grinçante et tragédie des temps modernes. Car il fait à la fois allusion aux mythes – grecs, en particulier – tout en ancrant l’action dans la France des années 1980 et attribuant aux personnages des motivations a priori modestes. Les comédiens doivent donc donner à voir la vie quotidienne tout en endossant des rôles aux dimensions légendaires.
Malgré ces quelques réserves, les qualités réelles de ce spectacle sont bien présentes. Par sa mise en scène, Marc Paquien fait revivre un texte important de la culture théâtrale française et nous confronte à des personnages auxquels nous pouvons tous nous identifier. Au travers de leurs actions, de leurs destins, ceux-ci nous incitent à reconsidérer certains de nos choix. Comme dit Laheu, « quand on fait ce qu’on a à faire, on oublie ce qu’on voulait ». Une piqûre de rappel qui peut sembler anodine, mais qui, après réflexion, porte en elle une profonde sagesse, à l’image de cette pièce. ¶
Anne Losq
les Voisins, de Michel Vinaver
Théâtre de Poche-Montparnasse • 75, boulevard du Montparnasse • 75006 Paris
01 45 44 50 21
Site : http://www.theatredepoche-montparnasse.com/
Mise en scène : Marc Paquien
Avec : Lionel Abelanski, Alice Berger, Patrick Catalifo, Loïc Mobihan
Scénographie : Gérard Didier et Ophélie Mettais-Cartier
Lumières : Pierre Gaillardot
Son : Xavier Jacquot
Costumes : Claire Risterucci
Assistant à la mise en scène : Antony Cochin
Photo : © Pascal Gely
Théâtre de Poche-Montparnasse • 75, boulevard du Montparnasse • 75006 Paris
Réservations : 01 45 44 50 21
Site du théâtre : http://www.theatredepoche-montparnasse.com/
Métro : lignes 4, 6, 12, 13, arrêt Montparnasse-Bienvenüe
À partir du 4 septembre 2015, du mardi au samedi à 21 heures, dimanche à 15 heures
Durée : 1 h 30
35 € | 28 € | 10 €