L’île aux trésors du collectif Bajour ?
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Nouvelle création du collectif Bajour, « l’Île » nous embarque vers des horizons exotiques. Cauchemar dystopique, mais souvent comique, et variation mythologique sur les désordres du monde : la proposition, saisit par son intelligence et la qualité de son interprétation.
On avait tellement aimé Un homme qui fume, c’est plus sain, le spectacle que le collectif Bajour nous avait offert à Impatience en 2017, qu’on redoutait et attendait tout à la fois les retrouvailles. Mais la fine équipe nous entraîne dans un voyage inédit, à mille lieux de ce qu’on connaissait, si bien que la comparaison perd heureusement son sens.
Nous voici en effet débarqués dans une île mystérieuse qui fait penser à celle des Lotophages où les compagnons d’Ulysse oublient tout. Dans cette sorte de club de vacances éternelles, la souffrance est abolie par pilules et mantras. À moins qu’il n’y ait quelque chose de chiqué dans cette happycratie : trop de sourires et de carton-pâte, comme si l’île était sortie de la tête d’un concepteur marketing : serait-ce un mirage ?
Île ou labyrinthe
Evoquant ces îles de fantaisie dont Marivaux fait des laboratoires de pensée (dans l’Île des esclaves, la Colonie), ou le cérébral Shutter Island de Martin Scorsese, l’île a bien quelque chose de cauchemardesque, en tout cas. D’ailleurs, on la quitte en un clin d’œil, pour se retrouver au milieu du staff d’une agence de pub ou au sein d’une réunion de militants anticapitalistes. Impossible de se fier aux noms, aux liens entre les personnages, car ils ne cessent de changer, eux aussi. Ainsi, les sentiers interprétatifs bifurquent-ils sans cesse, transformant l’île en labyrinthe.
C’est sûr, dans chacun des lieux figurés, tout est bien plus ordres (vociférés) que luxe, calme et volupté ! Les couples périclitent, le goût du pouvoir instille son venin. D’ailleurs, le bandeau d’une des pensionnaires de l’île semble cacher son œil mutilé de pirate / militante, rappelée manu militari à l’obéissance. Le paradis dissimule peut-être un enfer où il s’agirait d’attendre la délivrance… À moins que ne surgisse un nouvel Orphée. On vous laisse en décider.
Cette complexité se double de la bigarrure de l’écriture. La satire alterne avec une sorte de de comique de l’absurde. Des moments collectifs de jeu sont troués par des logorrhées folles où s’expriment tout le talent et la dinguerie des comédiens. Par exemple, un Nietzche de pacotille (interprété par Alexandre Virapin) s’approprie la théorie de l’éternel retour ; Matthias Jacquin, lui, se lance dans un éloge exalté du « zbeul » ; quant au génial Georges Slowick, il donne corps, au sens propre, à des tartines tendres et violentes à la fois. Car c’est bien la grande force de ce collectif que de compter sur ses comédiens. Changeant de défroques, comme de registres de jeu, ils sont tous excellents.
Alors si le sang coule dans la rue, si le théâtre ne saurait être l’opium du peuple, l’Île, satire dystopique, transmet tout de même une sacrée énergie. À voir à la Manufacture jusqu’à la fin du festival Off ! ¶
Laura Plas
L’Île, de Bajour
Mise en scène : Hector Manuel
Avec : Leslie Bernard, Julien Derivaz, Matthias Jacquin, Margaux Grilleau, Georges Slowick, Alexandre Virapin, Adèle Zouane / Cléa Laizé
Durée : 1 h 15 (1 h 55, trajet en navette compris)
À partir de 14 ans
La Manufacture • 2 bis, rue des Écoles • 84000 Avignon
(Point de rendez-vous pour la navette se rendant à la Patinoire)
Du 6 au 26 juillet 2021 à 11 50, relâches les 12 et 19 juillet
Dans le cadre du festival Off d’Avignon
De 9 € à 20, 50 €
Réservations : 04 90 85 12 71
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