Désillusion ?
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Cette année encore, le metteur en scène d’origine bulgare Galin Stoev réinvente l’illusion de « l’Illusion comique », de Corneille, sur les planches de la Comédie-Française. Une relecture fine, mais bien trop désenchantée d’un chef-d’œuvre baroque.
Dans sa dédicace à l’édition de 1636, Corneille présente l’Illusion comique comme un « étrange monstre » – un être fantastique et hybride, puisque composé de morceaux de corps d’organismes différents. La pièce a en effet l’allure d’une « comédie imparfaite » qui, en creux, fait l’éloge du théâtre. Le prologue (acte I) et la dernière scène de l’acte V renseignent sur l’intrigue principale : un père (Pridamant) qui a renié son fils (Clindor) cherche par tous les moyens à le retrouver et se laisse convaincre par son ami Dorante de consulter Alcandre, un prêtre qui interprète les songes. Le mage évoque en effet le passé de Clindor sous les yeux de son père, en animant des « spectres »… Une deuxième comédie – teintée de tragédie et de galanterie – se joue donc à l’intérieur de la première : Pridamant voit Clindor au service du fanfaron Matamore et constate que son fils est devenu un libertin. Cette tragi-comédie autour du personnage de Clindor contient à son tour une dernière pièce qui révèle l’issue funeste et actuelle du jeune homme, et qui se révèle finalement être une représentation théâtrale donnée par le comédien Clindor et sa troupe ! Merveilleux Corneille : il suffit qu’un « mage », comme lui, « d’un mot renverse la nature » pour que la fiction donne à voir le réel, autrement dit l’illusion vraie de la représentation théâtrale…
D’un certain point de vue, la mise en scène de Galin Stoev éclaire l’enjeu de ce texte génial construit sur l’illusion. Déjà, la scénographie suggère la mise en abyme puisqu’un emboîtement de pièces simples et concrètes se trouve disposé sur un même espace scénique. Tantôt ces pièces aux vitres opaques ou transparentes cloisonnent, tantôt elles constituent des lieux de passage au spectateur du « songe » (Pridamant), ou des coulisses aux personnages-comédiens. Elles contiennent des objets neutres – chaises, escalier sur roulettes, cabines, paravent en fer. L’ensemble ressemble à un bâtiment public actuel, un lieu alternatif et vide, capable de réfléchir n’importe quelle création – y compris théâtrale. Outre le décor, l’éclairage, les costumes et le jeu des acteurs relèvent d’une esthétique contemporaine, qui offre une nouvelle vision de l’illusion – assimilée à du vide, à une réalité confuse, déstructurée, désenchantée, voire irreprésentable. Ainsi, la grotte, qui renferme les illusions du mage, n’est-elle pas montrée sur scène, mais désignée dans un hors-champ qui correspond à l’espace des spectateurs ! Lorsque Alcandre anime ses « spectres », la lumière de la salle s’éteint totalement et le magicien se mue en metteur en scène moderne, un cintre à la main.
Les comédiens, vêtus de pulls gris, de hauts de survêtements bleu marine, de pantalons de costumes noirs et de baskets blanches pour les hommes et de la même minirobe rouge pour les deux femmes, incarnent plusieurs personnages : l’excellent Loïc Corbery joue par exemple Dorante et Clindor, ce qui produit une singulière indistinction des identités et des rôles. En outre, les ruptures de ton et les dissonances fourmillent : le jeu souvent parodique des comédiens brise le registre tragique et introduit une plus grande distanciation. La performance tout en outrance de Suliane Brahim (qui incarne Isabelle) est notamment remarquable. De son côté, Denis Podalydès humanise le personnage type du Matamore – véritable hyperbole incarnée – en le rendant ridicule et touchant : le burlesque du langage demeure, mais la gestuelle ne rappelle en rien le Capitan de la commedia dell’arte. Cette nouvelle version de l’Illusion a donc le mérite de mêler les tonalités tragique et comique avec une certaine subtilité, ce qui aboutit à une forme de dérision (très actuelle), et d’adapter le « jeu des apparences » baroque à une vision définitivement contemporaine (parce que complexe, effondrée) de l’illusion.
Mais n’est-ce pas justement l’illusion baroque qui singularise l’œuvre de Corneille ? Ici, exit le symbolisme (la grotte angoissante et les spectres du magicien Alcandre métaphorisant les liens avec l’au-delà), l’hymne à la vie foisonnante, l’insolite, la fantasmagorie, le spectaculaire, la féerie de couleurs et d’images traduisant la duplicité d’action de la pièce, les changements de plans et de perspectives, l’extraordinaire bouffonnerie de Matamore (inspiré du miles gloriosus de Plaute). Certes, le metteur en scène (qui travaille sur la version de Corneille parue en 1660) démontre que l’Illusion est « un virus inoculé dans le corps du classicisme ». Mais cette contamination de la logique par la dissonance tend à amoindrir à la fois la grandeur tragique du texte et la pure théâtralité émanant du jeu comique. Puisque l’esthétique baroque existe depuis l’Antiquité et n’a cessé de se renouveler, pourquoi ne serait-elle pas aujourd’hui plus spectaculaire, plus animée ? La grandeur de l’illusion existe pourtant dans certaines mises en scènes contemporaines… Alors ? ¶
Lorène de Bonnay
l’Illusion comique, de Pierre Corneille
Troupe de la Comédie-Française • place Colette • 75001 Paris
08 25 10 16 80
Mise en scène : Galin Stoev
Assistante à la mise en scène : Josepha Micard
Avec : Alain Lenglet, Denis Podalydès, Julie Sicard, Loïc Corbery, Hervé Pierre, Adrien Gamba‑Gontard, Suliane Brahim
Scénographie et costumes : Saskia Louwaard, Katrijn Baeten
Musique originale : Bruno Marsol
Environnement sonore : Daniel Léon
Réalisation décor et costumes : ateliers de la Comédie-Française
Photo : © Cosimo Mirco Magliocca
Théâtre de la Comédie-Française, salle Richelieu • place Colette • 75001 Paris
Réservations : 08 25 10 16 80
Du 2 mars au 13 mai 2010 à 20 h 30, le dimanche à 14 heures
Durée : 2 heures
37 € | 26 € | 11 €