Âmes en peine
Florence Douroux
Les Trois Coups
Tommy Milliot signe une deuxième création au sein de la Comédie-Française avec deux courtes pièces de l’auteur belge Maurice Maeterlinck, présentées l’une à la suite de l’autre : « l’Intruse », puis « les Aveugles ». Des variations sur le motif de la vision et de la perception, entre clarté et obscurité, vie et mort. Un spectacle d’une envoûtante beauté.
L’Intruse montre une famille réunie chez elle. Dans une chambre voisine, une jeune mère dort, après un accouchement difficile. Seul l’Aïeul, aveugle, pressent le pire. Le Père, l’Oncle et les trois Filles (réunies en un seule ici), contrecarrent comme ils peuvent la parole du sage. Mais au fur et à mesure d’une soirée lourde d’interrogations, autant sur la peur des cygnes que le bruit des pas dans le sous-sol, ils se laissent gagner eux aussi par l’angoisse de la mort, cette intruse venue frapper la mère à minuit, alors qu’enfin, le nourrisson pousse son premier cri.
Dans la seconde pièce, douze aveugles sont perdus sur une île, en pleine forêt. Ils s’impatientent du retour de l’aumônier, leur guide, seul voyant du groupe, qui doit les ramener à l’hospice. Mais le temps passe, l’attente fait naître l’inquiétude. Les questions défilent, sur ce monde inconnu qui les effraie : les lieux, les autres, les bruits. Tout devient menace. Même le chien du prêtre mort ne les reconduira pas chez eux. Ils ont compris leur sort. Une fois encore, les pleurs d’un bébé « qui voit », annoncent une relève dans la nuit.
Tommy Milliot s’est rigoureusement prêté au jeu exigeant du symbolisme, dont Maeterlinck était le fer de lance, et comme tel opposé à toute vision matérialiste et concrète de l’écriture. La parole, affirme-t-on alors, doit suffire à évoquer le décor, « l’illusion entière » devant être obtenue par le « charme verbal ». L’auteur belge affiche même sa méfiance à l’égard du comédien. Il évoque le « malaise » et la « déception », éprouvée face à la présence physique de l’acteur, vecteur de mensonge, d’anéantissement du symbole, de la profondeur de l’œuvre. « Quelque chose d’Hamlet est mort pour nous », disait-il, « le jour où nous l’avons vu mourir sur scène. Le spectre d’un acteur l’a détrôné ».
Autant dire que l’œuvre de Maeterlinck n’est pas facile à courtiser. Mais Tommy Milliot a su apprivoiser ces deux pièces sans égratigner leur beauté à la fois simple et mystérieuse, bien au contraire. Leur puissance apparaît ici en majesté.
Sublimer le langage
Les deux espaces (intérieur et forêt) sont suggérés par un minimum privé de superflu. Une table, quatre chaises et une porte vitrée constituent une « salle assez sombre en un vieux château ». Un gradin à trois niveaux, dominés de trois colonnes symbolise, quant à lui, « une très ancienne forêt septentrionale ». Le metteur en scène s’est judicieusement inspiré des scénographies épurées et décontextualisées d’Adolphe Appia. Ces décors sont ceints de murs bruns patinés sur lesquels vibre une lumière subtile. Elle nous introduit dans un monde étrange, à mi-chemin de l’obscurité. Un rayon de lune, une lampe à huile sont les clartés indécises et grignotées d’une pénombre qui gagne du terrain.
L’étrangeté s’annonce aussi avec la nappe sonore qui enveloppe les deux pièces. Rien ne s’accroche au réel dans cette musique qui ne raconte pas le chant des rossignols, ni le vent gémissant ou les pleurs des enfants. Elle est menace, plainte, glas. Un ressac au loin, tout au plus. Ainsi ces lieux, décors, ou sons s’effacent-ils derrière le langage, tout en le sublimant. Les mots sont donc seuls à la barre pour parler du silence et de l’invisible. Le vœu de l’auteur est porté à son niveau d’exigence, d’autant que les comédiens passent haut la main la difficulté d’être… et de ne pas être.
Huis-clos
La « physicalité » du langage » évoqué par le metteur en scène prend ici tout son sens. Dans le sillage des mots, une pensée plus profonde est tapie. Ainsi compris, ainsi porté, le texte prend sa mesure de géant. Et l’on entend ce qu’il faut entendre. Au-delà des préoccupations apparemment banales d’une porte ouverte ou fermée, de la palpitation d’une lampe, ou du bruit des feuilles mortes, surgissent, vertigineuses, la peur et la solitude face à la mort, ce destin inconnu sur lequel l’homme est sans prise.
Bakary Sangaré est le formidable aïeul de l’Intruse. Il semble traversé par la marche de la mort, dont il perçoit le bruit, les pas, les ondes. Une venue imminente qu’il parvient à nous rendre palpable. Gilles David, Claïna Clavaron et Dominique Parent, merveilleux, font partie de la veillée. Informulée, leur inquiétude trône pourtant, grandissante, dans le creux des mots et les regards tendus les uns vers les autres. Avec une voix presque neutre, des bribes d’intonation lâchées avec minutie et peu de déplacements, les comédiens livrent un fascinant huis-clos.
Présence / Absence
On retrouve cette puissance de frappe dans la seconde pièce les Aveugles. Cette fois, ils sont une douzaine, assis dans une parfaite immobilité. L’apparition est d’une beauté à couper le souffle. D’une fixité de statue, les comédiens ne joindront pas le geste à la parole, ne se rapprocheront pas les uns des autres. Isolement physique, isolement psychique, questions vaines, presque lancinantes.
À côté de l’excellent quatuor de la première pièce, il faudrait citer tous les autres, en particulier Alexandre Pavloff, si convaincant dans son angoisse existentielle. Ils sont une force qui s’efface. Du reste, deux d’entre eux sont (déjà) des mannequins dans l’ombre, forme qu’affectionnait l’auteur. La troupe empoigne avec virtuosité ces échanges si peu bavards, qui errent comme des voies / voix sans issue. Non, les comédiens n’ont pas détrôné Hamlet.
Au-dessus de ces âmes en peine qui tâtonnent dans leur brouillard, l’invisible caché dans les mots se révèle en pleine lumière. Un spectacle totalement hypnotique d’une rare élégance.
Florence Douroux
L’Intruse et les Aveugles, de Maurice Maeterlinck
Le texte est édité dans la collection Espace Nord, et à la Librairie Gallimard
Comédie-Française
Mise en scène : Tommy Milliot
« L’Intruse » avec : Bakary Sangaré, Gilles David, Claïna Clavaron, Dominique Parent et Charlotte Clamens
« Les Aveugles » avec : Alexandre Pavloff, Bakary Sangaré, Gilles David, Claïna Clavaron, Dominique Parent, Thierry Godard, Blanche Sottou, Aristeo Tordesillas, Charlotte Clamens, et le chien Jesse
Durée : 2 heures avec entracte
Théâtre du Vieux-Colombier • 21, rue du Vieux-Colombier • 75006 Paris
Du 29 janvier au 2 mars, mardi à 19 heures, du mercredi à samedi à 20 h 30, dimanche à 15 heures
Tarifs : de 12 € à 34 €
Réservations : en ligne • Tel. : 01 44 58 15 15
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Pelléas et Mélisande, de Maurice Maeterlinck, par Trina Mounier
☛ Aglavaine et Sélysette, de Maurice Maeterlinck, par Fabrice Chêne
☛ La Brêche, de Naomi Wallace, mes de Tommy Milliot, par Trina Mounier
Photos : © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française