Humour noir et non‑sens
Par Jean‑François Picaut
Les Trois Coups
C’est à l’Opéra de Rennes, en partenariat avec le festival Le Grand Soufflet, que Jorge Lavelli crée l’opéra de Martin Matalon, d’après l’œuvre de Copi. Après cette première mondiale, l’ouvrage sera donné par les maisons d’opéra de Toulouse, Avignon, Bordeaux, Marseille, Montpellier, Toulon, Reims et le Centre lyrique de Clermont-Auvergne. Il partira ensuite pour l’Argentine et le Chili.
Copi, Lavelli, Matalon, ce sont trois grands noms de la diaspora artistique argentine en France. On sait la place tenue par Copi dans le théâtre contemporain et ce que Copi et son œuvre, comme beaucoup de dramaturges modernes, doivent à Lavelli. La dette de la mise en scène d’opéra à son égard n’est pas moindre. Avec l’Ombre de Venceslao, tirée de la pièce éponyme de Copi (1977), Lavelli signe son second livret d’opéra. Le compagnonnage Lavelli-Matalon sert parfaitement leur compatriote, décédé il y a vingt‑neuf ans. Il fallait bien toute la liberté de Martin Matalon, qui crée ici son premier opéra, pour favoriser le talent débridé de Copi, nullement assagi par Lavelli.
L’intrigue, qui se dédouble au second acte, met en scène Don Venceslao, un paysan, son fils Rogelio, sa femme Hortensia, qui meurt bientôt, et sa maîtresse Mechita, avec qui il a eu China. Les deux jeunes gens s’aiment malgré leur parenté. Largui est un ami de la famille, amoureux de Mechita. Il y a aussi un perroquet qui parle, un singe, un cheval joué par un comédien, sans oublier un danseur de tango qui semble bien être un maquereau. Au premier acte, la scène se passe dans la grande plaine qui s’étend entre les fleuves Paraná et Uruguay. Elle se transporte ensuite, simultanément, à Buenos Aires où se rendent Rogelio et China et aux pieds des chutes d’Iguazu où l’on retrouve Venceslao, Mechita et Largui.
Lavelli a choisi d’enchaîner sur un rythme haletant les trente‑deux scènes de la pièce auxquelles s’ajoutent une ouverture et un interlude musicaux. La composition de Matalon emprunte la notion de trame, importante dans toute son œuvre, pour rendre la trajectoire, l’itinéraire que chaque personnage suit afin d’accomplir son existence tragique. Dans cette trame, chaque scène est traitée comme une miniature indépendante dont un élément devient la genèse de la miniature suivante. Matalon accentue ainsi le caractère inéluctable de chaque destinée.
Le dispositif scénique est modulable à souhait et les changements se font à vue. Réduit à l’essentiel, il permet, selon Lavelli, d’être « dans le vrai mais pas dans le naturalisme ».
Un langage qui ne craint pas d’être vert, voire scatologique
Dans cet espace dépouillé, l’ouverture est saisissante avec sa masse sonore énorme (l’orchestre est de format « mozartien »), grondante et parfois dissonante, renforcée par l’électronique. Le spectateur est comme assommé par cette tempête en forme d’ouragan.
L’opéra est chanté et surtitré en français. Dès les premiers mots, l’univers de Copi s’impose à nous avec sa syntaxe minimale, son vocabulaire familier, pour ne pas dire grossier ou vulgaire. C’est que son langage ne craint jamais d’être vert, cru, voire scatologique. Les situations ne sont pas plus légères, et une corde tendue sur laquelle sèche du linge se transforme heureusement en ombre chinoise pour voiler une scène fort scabreuse. C’est l’une des réussites de la scénographie, qui se répétera avec un tunnel blanc opportunément descendu du ciel.
Les parties vocales comprennent du chant et du parlé-chanté qui complètent la simple parole. Elles rendent bien le caractère loufoque et non conventionnel de Copi en traitant en chant « d’opéra » les paroles les plus triviales du livret. Il y a de quoi surprendre les interprètes et les spectateurs qui sont confrontés à ce renversement des valeurs. La voix peut aussi être traitée comme un instrument.
L’un des défis relevés par le compositeur a été d’intégrer des citations de chanteurs argentins célèbres (Carlos Gardel, Libertad Lamarque et Tita Merello, l’idole de China, entre autres) expressément prévus par Copi et Lavelli. Ces « collages », réduits aux plus significatifs, ont été parfaitement réussis sans dénaturer le caractère singulier de la musique de Matalon. Dans ce domaine, il faut saluer également son succès dans le tango dansé par Jorge Rodriguez. Le danseur s’y retrouve parfaitement et la musique est du pur Matalon avec une seule concession peut-être, la présence du bandonéon.
Évidemment, on ne peut songer à mettre en scène l’Argentine sans cet instrument devenu l’emblème du tango après avoir été importé d’Europe centrale. L’orchestre en a intégré quatre. La scénographie les utilise dans deux scènes particulièrement visuelles, l’interlude et la scène finale, dont la beauté plastique traduit à elle seule l’état nouveau de (l’ombre de) Venceslao, changé désormais en être apaisé.
Les interprètes sont de jeunes artistes lyriques, sévèrement sélectionnés, après une centaine d’auditions, selon Matalon et Lavelli. Le résultat est à la hauteur, et tous ont crânement assumé cette œuvre iconoclaste et ses aspects dramatiques et lyriques les plus déroutants. J’ai un faible pour la soprano colorature suisse Estelle Poscio, qui, outre ses qualités vocales, se révèle aussi une bonne comédienne, passant de la jeune fille un peu romantique du début à une sorte de femme fatale, aux allures d’entraîneuse briseuse de cœurs, une fois à Buenos Aires. Ajoutons qu’elle danse très bien, ce qui ne gâche rien.
Malgré son abord déconcertant pour qui ne connaît pas Copi, l’Ombre de Venceslao, dans cette version signée par Lavelli et Matalon, devrait séduire un public sans préjugés par l’originalité de sa musique, la force de sa dramaturgie, son rythme et la beauté plastique de sa scénographie. ¶
Jean‑François Picaut
l’Ombre de Venceslao, d’après la pièce de Copi
Gérard Billaudot éditeur
Opéra en deux actes
Création mondiale
Spectacle chanté en français, surtitré en français
Musique : Martin Matalon
Livret : Jorge Lavelli
Avec : Thibaut Desplantes (Venceslao), Ziad Nehme (Rogelio), Estelle Poscio (China), Sarah Laulan (Mechita), Mathieu Gardon (Largui), Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini), Germain Nayl (Gueule de rat, le Cheval), Ismaël Ruggiero (le Singe) et David Maisse (le Perroquet, voix enregistrée)
Bandonéonistes : Anthony Millet, Max Bonnay, Victor Villena, Guillaume Hodeau
Direction musicale : Ernest Martinez Izquierdo
Conception et mise en scène : Jorge Lavelli
Collaboration artistique : Dominique Poulange
Scénographie : Ricardo Sanchez‑Cuerda
Costumes : Francesco Zito
Lumières : Jean Lapeyre et Jorge Lavelli
Responsable des études musicales : Sylvie Leroy
Répétiteur danse : Jorge Rodriguez
Orchestre symphonique de Bretagne, directeur musical : Grant Llewellyn
Coproduction Centre français de promotion lyrique, Opéra Grand-Avignon, Opéra national de Bordeaux, Centre lyrique Clermont-Auvergne, Opéra de Marseille, Opéra de Reims, Opéra de Rennes, Opéra de Toulon ‑ Provence-Méditerranée, Théâtre du Capitole de Toulouse, Opéra Orchestre national Montpellier ‑ Languedoc-Roussillon, Teatro Colon de Buenos Aires, Teatro Musico de Santiago du Chili
Coproduction Grame (Centre national de création musicale, Lyon)
Avec le soutien du Fonds de création lyrique, de la Fondation Orange et de la Caisse des dépôts et consignations, du ministère de la Culture et de la Communication
En partenariat avec le festival Le Grand Soufflet
Opéra de Rennes, • place de l’Hôtel‑de‑Ville • B.P. 3126 • 35031 Rennes cedex
Téléphone : 02 23 62 28 28
Les mercredi 12 et vendredi 14 octobre 2016 à 20 heures, ldimanche 16 octobre 2016 à 16 heures
Durée : 1 h 30
51 € | 40 € | 28 € | 17 € | 11 €
Photos : © Laurent Guizard