Un cycle italien qui se termine en beauté
Par Alicia Dorey
Les Trois Coups
Avec une fluidité et une intelligence confondantes, Lucia Calamaro nous offre un texte à la fois drôle et profond sur la douleur d’être au monde, et clôt avec brio le cycle italien présenté à la Colline en cette rentrée 2015.
Comment supporter la mélancolie du quotidien ? Daria, femme solitaire et dépressive, se sent comme un pot dans une nature morte de Morandi, dont la peinture se définit par « des teintes de moins en moins intenses sur des objets pour le moins secondaires ». Recluse dans un intérieur où l’électroménager, érigé au rang de divinité, occupe une place plus importante que celle des êtres qui l’habitent, Daria passe de longues heures à deviser avec elle-même. Elle n’est interrompue dans sa logorrhée que par les interrogations philosophiques de sa fille, les remontrances assassines de sa mère et les réponses évasives de sa thérapeute. Brillante et pathétique, Daria est une philosophe en pyjama, qui cherche tant bien que mal à remplir un désert existentiel, fragmentant son quotidien en une multitude de microtâches insignifiantes.
Disserter sur l’ennui et la dépression durant trois heures, sur un plateau quasi vide, avait de quoi en effrayer plus d’un. Même parmi les spectateurs les plus aguerris, on sentait poindre une certaine crainte. Au moment où les lumières s’éteignent, toutes les attentes sont permises, et ce ritratto di un interno (« portrait d’un intérieur ») va au-delà de nos espérances.
De l’importance séculaire du torchon de cuisine
Daria Deflorian, que l’on a beaucoup vue à la Colline en ce début de saison 2015-2016 – notamment dans Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni et Reality – est éblouissante dans ce rôle de « mélancolique au Frigidaire ». Son talent rendrait presque un peu terne l’interprétation de Federica Santoro, qui réussit pourtant à incarner simultanément le personnage de la fille et celui de la psychanalyste. Daniela Piperno reste, quant à elle, irrésistible en grand-mère excédée par l’attentisme de sa descendance : dans un monologue désopilant sur la place centrale du torchon dans la vie domestique, elle lie questionnement métaphysique et trivialité du quotidien avec un humour qui donnerait presque à cette pièce des airs de comédie. Si chez Morandi, adepte des dégradés de gris, « c’est la lumière qui fait tout le travail », ici l’éclairage ourle les choses d’un aspect faussement hospitalier. La couleur dominante change au rythme des trois parties qui se succèdent, sans modifier d’un iota la noirceur psychologique des personnages. Même la scénographie est absolument jouissive, tant elle sublime le désarroi de ces trois femmes en quête de sens.
Exceptionnels sont les spectacles de trois heures durant lesquels on reste suspendu à la moindre phrase, se délectant de chaque mot, priant pour que cela ne finisse pas trop vite. Sans jamais tomber dans un verbiage stérile, Lucia Calamaro nous livre un texte d’une grande richesse, qui bien que saturé de références philosophiques, littéraires et psychanalytiques, s’offre à nous avec un naturel et une simplicité rarement égalés. ¶
Alicia Dorey
L’Origine del mondo. Ritratto di un interno, de Lucia Calamaro
Traduction : Federica Martucci
Mise en scène : Lucia Calamaro
Avec : Daria Deflorian, Federica Santoro, Daniela Piperno
Lumières : Gianni Staropoli
Accessoires : Marina Haas
Assistanat à la mise en scène : Francesca Blancato
Régie générale : Andrea Berselli
Photo : © Sante Castignani
La Colline • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Réservations : 01 44 62 52 52
Site du théâtre : www.colline.fr
Métro : ligne 3, arrêt Gambetta
Du 20 au 24 octobre 2015, du mercredi au samedi à 20 heures, le mardi à 19 heures
Durée : 3 heures
29 € | 15 € | 12 €