La beauté de « Lulu » lunaire
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
La troupe mythique du Berliner Ensemble revient au Théâtre de la Ville deux ans après avoir représenté « l’Opéra de quat’sous » (et un an après « Richard II »). Dans le cadre du Festival d’automne à Paris, elle présente « Lulu » de Frank Wedekind, dans une mise en scène à la fois éclairée et éblouissante de Robert Wilson.
Depuis sa création, Lulu ne cesse de subjuguer les artistes. Ce personnage de prostituée, qui irrigue bon nombre d’œuvres naturalistes comme Nana de Zola, inspire déjà plusieurs versions à son auteur, l’écrivain allemand Frank Wedekind. La première, écrite à Paris en 1892‑1894, est sous-titrée « tragédie-monstre, drame pour la lecture » : Lulu incarne la femme vénéneuse, aux instincts animaux exacerbés, qui utilise la sexualité pour s’élever dans la société. En 1913, le dramaturge réunit deux pièces sulfureuses sous l’appellation Lulu : l’Esprit de la terre, tiré du Faust de Goethe et la Boîte de Pandore, qui puise dans les Travaux et les Jours d’Hésiode. Lulu devient donc un avatar de cette créature façonnée à l’image des immortelles sur les ordres de Zeus, pour châtier la race humaine : une femme belle, menteuse et fatale. Par la suite, Alban Berg fait de Lulu l’héroïne de son opéra, et Pabst, dans son film muet Pandora’s Box (1929), crée à partir de cette figure un véritable mythe érotique.
La Lulu de Bob Wilson se révèle bien différente. Angela Winkler, 67 ans, campe une vieille enfant en mal de tendresse et de protection. Une Lulu au regard énigmatique et au sourire figé, qui butine les hommes et se déplace sur scène tel un papillon noir et vert, ou une araignée. Une courtisane sanguinaire sans l’avoir voulu. Dans sa splendeur et sa décadence. Une automate débitant les paroles d’autrui en accéléré. Une poupée cassée à la voix préenregistrée, en pleine crise de dédoublement : « Étranglez‑moi Lulu, je suis malheureuse », dit-elle. Une Lulu lunaire, enfin, qui rêve d’ailleurs et chante comme un ange. Son inquiétante étrangeté et son absence au monde s’opposent aux désirs bien terrestres, extraordinairement violents, qu’elle suscite. Car Lulu est traitée par ses amants interchangeables, qui parlent tous le langage du pouvoir, de l’argent et du sexe, de « bête de concours », de « chienne sanguinaire » ou de « bouche d’égout ». Tous déplorent son insensibilité, mais c’est précisément celle‑ci qui génère leur Désir (métaphorisé par la soif qui contamine tous les hommes dans la pièce). Cette nouvelle Lulu incarne donc l’essence du féminin du point de vue masculin : fatale, mortelle, mystérieuse, sa « beauté triomphe de l’indécence ». Pour Robert Wilson, elle semble même symboliser la Beauté, définie ainsi par Baudelaire en 1851 : « une tête séduisante et belle, […] c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c’est‑à‑dire une ardeur, un désir de vivre, associé avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau ». Puisque c’est l’étrangeté éternelle de la Femme qui intéresse Wilson, le choix d’un formalisme qui exhibe l’artifice théâtral et le mélange des époques prennent tout leur sens.
Littéralement encagée dans le désir
La dramaturgie dévoile Lulu à travers une succession de tableaux hallucinants et d’une extrême poésie : Lulu peinte par son amant et surprise par son premier mari ; Lulu mariée avec son peintre, mais qui trompe ce dernier avec son vieux « mac » ; Lulu avec son père ; Lulu à un bal d’artistes désirée par une « comtesse » ; Lulu mariée à son vieux mac et séduite par Rodrigo ; Lulu à Paris qui demande à son père de tuer Rodrigo ; Lulu sur les trottoirs de Londres avant sa rencontre avec Jack l’Éventreur. Dans ces séquences qui évoquent la prostitution, la pédophilie, l’inceste, elle est toujours littéralement encagée dans le désir de l’Autre – ce que symbolisent les rectangles (cadres de tableaux, chaises, vitres, écran) qui envahissent la scène. Cette fois, c’est Pandora qui se retrouve dans des boîtes. En représentation permanente dans sa vie et sur scène.
Pour casser la linéarité de cette histoire, pour passer peut-être du « transitoire » à « l’éternel » (pour filer la métaphore baudelairienne), Bob Wilson commence par la fin (l’agonie de Lulu éventrée). Puis il intercale régulièrement des séquences contemporaines à la mort de Lulu qu’il qualifie de « surnaturelles », des séquence chantées par un chœur d’hommes qui commentent la vie de Lulu (comme dans la tragédie grecque) et des entrées et sorties d’un étrange « technicien ». L’histoire (« naturelle ») de Lulu se présente ainsi comme une succession de flash-backs de plus en plus sombres. Cette noirceur est contrebalancée par des épisodes plus lumineux, même si cette lumière se révèle blafarde ou verdâtre. Dans ces tableaux en noir et blanc, la musique du rockeur new-yorkais Lou Reed confère une intensité dramatique à l’action – soulignant tour à tour le mystère, la gaieté ou l’angoisse. La musique atténue donc parfois les très nombreux effets de distanciation, ou au contraire, les intensifie. Les chansons en anglais (des chœurs ou des solos) brisent aussi la linéarité de l’histoire et du discours : elles introduisent des commentaires, de la distance, de la poésie ; elles favorisent les associations d’idées et le mélange des époques. Ces emboîtements (réels et symboliques) font donc de Lulu un objet d’art sophistiqué, un poème, bien éloigné de toute esthétique réaliste.
La pièce de Wilson atteint d’ailleurs une perfection formelle rare. Le travail sur le mouvement (la danse ou la pantomime), mais aussi sur les bruitages ou les lumières, est remarquable. Les costumes sombres et irisés, les maquillages expressionnistes, les coiffures de rockeur, la scénographie très plastique, la musique discordante, la polyphonie, le jeu stylisé de comédiens fabuleux, confèrent à Lulu un degré de beauté et d’abstraction inouï. Le spectateur se trouve abreuvé – et avec quel ravissement ! – de signes visuels, sonores, et auditifs à interpréter. Peut-être est-il dérangé par la distanciation imposée par Wilson qui l’empêche de s’identifier à des personnages sans psychologie, qui bloque ses émotions. Mais il savoure la Beauté mystérieuse de cette Lulu, monstre infernal et divin incarné par une troupe inégalable, qui rend « l’univers moins hideux et les instants moins lourds » (« Hymne à la Beauté ») … ¶
Lorène de Bonnay
Lulu, de Frank Wedekind
Berliner Ensemble • Theater am Schiffbauerdamm • Bertolt‑Brecht‑Platz • 110117 Berlin
030 – 284 08 155
theaterkasse@berliner-ensemble.de
Mise en scène, décor, lumière : Robert Wilson
Collaboration à la mise en scène : Ann‑Christin Rommen
Avec : Ulrich Brandhoff, Alexander Ebeert, Anke Engelsmann, Markus Gertken, Ruth Glöss, Jürgen Holtz, Boris Jacoby, Alexander Lang, Marko Schmidt, Sabin Tambrea, Jörg Thieme, Georgios Tsivanoglou, Angela Winkler et Stefan Rager (batterie, insertions musicales), Ulrich Maiß (clavier, violoncelle), Dominic Bouffard (guitare), Friedrich Pravicini (bugle, violoncelle, harmonica), Andreas Walter (basse), Joe Bauer (bruitage)
Compilation des textes et dramaturgie : Jutta Ferbers
Collaboration au décor : Serge von Arx
Collaboration aux costumes : Yashi Tabassomi
Direction musicale : Stefan Rager
Lumières : Ulrich Eh
Photos : © Lesley Leslie‑Spinks
Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
Du 4 au 13 novembre 2011 à 20 h 30, dimanche 13 à 15 heures, relâche le lundi
Durée : 3 heures
34 € | 28 € | 25 €