Être dans une histoire
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
C’est une très jeune compagnie, mais surdouée, et déjà hautement professionnelle, qui présente au T.N.P. un texte inédit en France d’un auteur écossais de 45 ans, David Greig, très connu et abondamment joué outre-Manche.
L’histoire se passe en Écosse, dans une petite ville ravagée par la crise. Ken Loach n’est pas loin. David Greig s’intéresse à deux très jeunes gens, presque des adolescents, que Baptiste Guiton nomme « des dissidents », exilés du monde, en bordure de la vie : Lee a grandi comme une mauvaise herbe, à côté d’une mère dépressive et alcoolique. Il est hâbleur, se prend pour un dur, rêve de son père qu’il n’a quasiment pas connu comme d’un millionnaire solitaire et aussi d’un avenir teinté de crime… Leila est silencieuse, elle est « hors du monde », ne se sent exister qu’enfermée dans les toilettes avec un journal people et des lames de rasoir avec lesquelles elle marque sa peau… On imagine que leur destin, dès ce départ lamentable, ne se dirige pas vers une success story…
Lee a le canif facile et l’orgueil irritable. Un crime vite commis, presque sans intention, et les voilà tous deux en cavale. Car avec Lee, Leila se sent enfin exister !
Cette histoire est formidable. D’abord, c’est une histoire, une vraie, avec des personnages attachants, touchants, qui se joue dans la proximité avec le public dans une petite salle de moins de 100 spectateurs. Une histoire triste, bien sûr, d’amour qui naît pour finir dans la mort ou la prison… Une histoire d’autant plus triste qu’elle est écrite d’avance et qu’ils sont si jeunes…
Et c’est une écriture, habilement traduite par Dominique Hollier, une écriture d’aujourd’hui, vivante, nerveuse, imagée, énergique. Une écriture difficile qui mêle narration indirecte, adresse au public et dialogues de théâtre.
Une histoire d’amour d’aujourd’hui
Mais une écriture rendue limpide par une mise en scène qui semble l’épouser, la comprendre de l’intérieur : les comédiens jouent leur rôle, puis le quittent pour nous présenter les protagonistes, leur vie, nous expliquer ce qui se passe, notamment dans la tête des personnages, le leur ou un autre, décrire un espace, puis retournent dans la peau de leur personnage comme s’ils ne l’avaient jamais quittée. Cela donne du rythme et du corps à un spectacle qui n’en manque pas, cerné par un large cercle de bois, manège qui tourne autour d’un puits de tourbe : on s’y assoit comme dans un car pour observer le paysage, on y marche en rond au risque de s’égarer, c’est désespérant, on n’avance pas. La scénographie de Damien Schahmaneche opère à merveille pour suggérer à la fois le monde étriqué, le nid, l’enfance et les grands espaces dans lesquels on se perd. Perchés sur le lit de tourbe, un rocher et des rondins de bois permettront d’autres possibilités : des cachettes où se glisser, un incendie dévastateur, machine à jouer produisant des images d’une grande beauté.
Et puis il y a la musique, jouée sur le plateau à la guitare par Sébastien Quencez qui l’a composée, cette musique compagne indissociable de la jeunesse, mais aussi de ces contrées, une musique qui renforce le côté road-movie / Bonnie and Clyde… Tous chantent, jouent, dansent en vrais professionnels de la scène qui savent tout faire : du rap pour Lee, du rock pour son père / beau‑père.
Il y a enfin les acteurs, absolument justes, tous. En particulier Jérôme Quintard, excellent comédien qu’on a beaucoup vu dans les créations de Schiaretti, qui prend encore de l’ampleur et trouve ici son meilleur rôle en loser sur le déclin capable de s’assommer de rock et de whisky… Et surtout Grégoire Isvarine qui, de sa longue silhouette dégingandée, avec son sourire ravageur, campe un Lee à fleur de peau, habité d’une fêlure même lorsqu’il éructe, même lorsqu’il tue.
Et des scènes miraculeuses comme celle où Lee, qui rêvait d’être mac, et Leila au corps lacéré découvrent l’amour. Une scène délicate et sensuelle, pudique et tendre, joyeuse et enflammée, métaphorique et charnelle, une des plus belles scènes d’amour que j’aie vues au théâtre, pour dire la découverte, l’irruption du désir, le jeu amoureux, la puissance vitale, le bonheur et l’urgence.
Ils iront loin, les jeunes exaltés de ce théâtre. Avant qu’ils ne s’envolent, courez voir cette ballade, vite, vite ! ¶
Trina Mounier
Lune jaune, la ballade de Leila et Lee, de David Greig
L’auteur est représenté dans les pays de langue française par l’Agence M.C.R., Marie‑Cécile Renauld, Paris, en accord avec Casarotto Ramsay, London
Traduction : Dominique Hollier
Théâtre Exalté
06 61 36 42 46
Mise en scène : Baptiste Guiton *
Avec : Émilie Chertier (Jenni Macalinden ; Holly Malone), Grégoire Isvarine (Lee Macalinden), Sébastien Quencez (musicien ; un homme), Jérôme Quintard * (Billy Logan ; Frank), Tiphaine Rabaud‑Fournier (Leila Suleiman)
* Comédien de la troupe du T.N.P.
Scénographie : Damien Schahmaneche
Musique originale : Sébastien Quencez
Dramaturgie : Adrien Cornaggia
Costumes : Gaëlle Viémont
Régie générale, son et vidéo : Clément‑Marie Mathieu
Lumières : Ariana Thöni
Chorégraphie : Pauline Laidet
Photo : © Michel Cavalca
Assistante à la mise en scène : Clémence Magnet
Administration et diffusion : Magali Clément
Production : Théâtre Exalté
Coproduction : Théâtre national populaire, Théâtre 95-scène conventionnée
Avec le soutien de la Drac Rhône-Alpes, de la ville de Villeurbanne, du Centre national du théâtre et de la Spedidam
Le Théâtre Exalté remercie toute l’équipe du T.N.P. pour son soutien et son attention, Damien Gouy et Benjamin Kerautret, Pascal Guiton, Benoît Charpentier, Duke Janvier, Roxane Kasperski et Mélanie Scherer
Dédicace : Ce spectacle est dédié à nos pères
Théâtre national populaire • 8, place Lazare‑Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 12 au 22 février 2014, du 12 au 15 à 20 heures, du 18 au 22 à 20 h 30, le dimanche à 16 h 30 + les 13, 18, 19, 20 et 21 à 14 heures
Durée : 1 h 30
24 € | 18 € | 13 € | 8 €
Tournée :
- Du 20 au 22 mars 2014, Théâtre 95, Cergy-Pontoise
- Du 28 au 30 avril 2014, Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes