Maître de l’illusion et de la métaphore
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Depuis des années, Joël Pommerat écrit et met en scène ce qu’il écrit. À la fois des récits froids et coupants comme l’actualité cynique que nous vivons et des contes merveilleux et monstrueux. Le plus souvent, il se plaît à mêler les deux univers, révélant l’incongru et la folie du quotidien, la cruauté des contes, instillant de la légèreté dans la glaise, lestant les nuages de lourde pluie…
Tout commence – et finit – dans un supermarché : Pommerat ne dédaigne pas, bien au contraire, un certain réalisme social. Tous y sont : des salariés fatigués, usés, gavés de télévision et de rêves à deux balles, « affreux, sales et méchants », aigris, grossiers, au patron (Blocq) non moins affreux, autoritaire, brutal, vulgaire… Pas de causalité, le monde est comme ça. Pas d’espoir non plus. Pendant que les employés cassent (en douce) du sucre sur le dos de ce maudit patron qui les exploite et les malmène sans vergogne, l’insulte aux lèvres et la main aux fesses des caissières, Estelle se démarque : toujours un mot gentil, jamais une plainte, prête à enchaîner les heures de nuit et les dimanches, à défendre Blocq quoi qu’il fasse et à rentrer se faire taper par son ivrogne de mari. Toujours, elle pardonne, comprend, vient en aide. Victime consentante, sainte de carton. Agaçante comme une douleur dentaire plongée dans une gencive malade.
L’univers va basculer avec la découverte que fait Blocq de son cancer et de sa fin prochaine. Occasion pour lui de retrouver, sur son lit de souffrance, un pouvoir : il propose à ses salariés de leur léguer, non seulement le magasin, mais l’ensemble des entreprises qui lui appartiennent, soit un joli magot, contre l’engagement devant notaire de réaliser un spectacle de théâtre hagiographique dans un délai qui lui permettra d’en être le destinataire et le spectateur. Magnifique manipulation ! Personne ne sait faire, évidemment, ni gérer une entreprise ni faire du théâtre. On veut toucher l’argent sans se salir les mains comme ces salauds de patrons. Sans compter que l’une des entreprises se révèle être une boîte de strip-tease plutôt louche : et les voilà à mettre les mains dans le cambouis, à envisager ici une délocalisation, là un recours à l’intimidation musclée… La victime d’hier se fait bourreau, le camarade d’avant est devenu bête à abattre. Et Estelle dans tout ça ? Toujours fidèle à Blocq, dont elle fut peut-être la maîtresse, qu’elle s’acharne à défendre, dont elle refuse de voir la noirceur, elle s’improvise metteuse en scène et devient une directrice d’acteurs intraitable et autoritaire, considérant à son tour ses collègues comme une main d’œuvre ignare et corvéable… Par obéissance, elle devient bourreau à son tour, vieille histoire… La manœuvre perverse de Blocq a réussi. Non seulement ils sont devenus aussi infâmes que leur patron d’hier, mais en plus, ils sont incompétents et vont mener l’entreprise à la ruine.
Un magnifique kaléidoscope
Le scénographe Éric Soyer a construit une arène circulaire d’assez petite dimension où peut se dérouler le grand cirque des illusions. Avec sa suite de numéros drôlissimes ou glaçants qui vont conduire à la fois à la mise à mort et à la renaissance d’Estelle, dont nous allons découvrir peu à peu la personnalité complexe et inquiétante. Tout autant qu’une fable sociale, ou un feuilleton à rebondissements, Pommerat nous propose une digression sur le bien et le mal, montrant les contours flous et fluctuants qui les rapprochent, voire les superposent, plutôt qu’ils ne les séparent. Tout en rendant sensible l’affection qu’il éprouve pour ses personnages, il en montre la petitesse et la radicale immanence. Il s’ingénie à brouiller les pistes et les interprétations, plonge volontiers dans l’onirisme avec une mise en scène du rêve de théâtre d’Estelle, beau comme une émission de télé avec ses grandes peluches et son animateur chanteur, et surtout la magistrale scène finale.
Les acteurs sont tous sans exception remarquables de justesse. Dans le rôle d’Estelle, Ruth Olaizola tout particulièrement, dont il faut saluer le travail sur la voix. La pièce est menée sans un temps mort, les noirs salle eux-mêmes étant utilisés pour rythmer la montée de l’inquiétude, laisser l’imaginaire du spectateur s’envoler, comme souvent chez Pommerat. En un mot : du grand et beau théâtre qui rend intelligent et sensible, qui parle de l’intime comme de l’histoire en marche et de l’universel. Et, bien sûr, de théâtre et des relations subtiles qui se jouent entre un metteur en scène, ses comédiens et son public. ¶
Trina Mounier
Ma chambre froide, de Joël Pommerat
Éditions Actes Sud-Papiers
Cie Louis-Brouillard • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris
01 46 07 33 89
Mise en scène : Joël Pommerat
Assistant à la mise en scène : Pierre‑Yves Le Borgne
Stagiaire à la mise en scène : Peggy Thomas
Avec : Jacob Ahrend, Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Serge Larivière, Frédéric Laurent, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Dominique Tack
Direction technique : Emmanuel Abate
Scénographie et lumière : Éric Soyer
Collaboration à la lumière : Jean‑Gabriel Valot
Collaboration aux accessoires : Thomas Ramon
Costumes et corps d’animaux : Isabelle Deffin, avec Morgane Olivier et Karelle Durand
Sculptures et têtes d’animaux : Laurence Bérodot et Véronique Genet avec l’aide de Mélodie Alves, Katell Auffret, Lise Crétiaux et Marie Koch
Collaboration aux perruques : Nathalie Regior
Recherche iconographique : Isabelle Deffin
Recherches, documetations : Martine De Michele et Garance Rivoal
Son : François Leymarie et Grégoire Leymarie
Photo : © Élisabeth Carecchio
T.N.P. • 8, place Lazare-Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 10 au 21 janvier 2012 à 20 heures, relâche dimanche et lundi
Durée : 2 h 15
23 € | 18 € | 13 € | 8 €
Ma chambre froide a obtenu le grand prix de la Critique 2010-2011, ainsi que le molière 2011 de la Mise en scène
Du 7 au 14 juin 2012 au Théâtre de l’Idéal à Tourcoing