Mourir d’aimer
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Suicidée à vingt-huit ans en 1999, Sarah Kane, fulgurant météore de la littérature dramatique britannique, a laissé cinq pièces, dont « Manque ». C’est de cette œuvre que s’emparent aujourd’hui Arthur Fourcade et le Collectif X en proposant un brillant et magnétique oratorio pour quatre voix. Au cœur du spectacle, ces mots vifs et rapides comme l’éclair : « C’est l’amour seul qui peut me sauver et c’est l’amour qui m’a détruit ».
Devant un mur numérique qui scintille souvent comme une myriade d’étoiles – présence d’un émerveillement inatteignable – et que traverseront fugacement le parcours d’une voiture, la chute d’un avion ou l’image d’un paysage désolé, quatre chaises sur lesquelles quatre comédiennes resteront assises en permanence. Pratiquement pas de gestes pour accompagner quatre voix dont pourtant les corps souffrent, saignent et se révoltent. Toutes ces voix sont féminines, et qu’importe que les chromosomes des personnages soient X ou Y – deux hommes et deux femmes dans le texte – pour faire entendre un chaos de paroles haletantes sur le mal de vivre et la quête désespérée d’un impossible besoin d’aimer et d’être aimé. Viol, peur de vieillir, pédophilie, pulsions meurtrières, incommunicabilité, tentations suicidaires déferlent, rarement apaisés par le répit de joies simples ou d’un humour décalé. Osons écrire en nous appropriant quelques titres d’œuvres célèbres que Manque c’est à la fois l’art d’aimer, le bateau ivre et la tête contre les murs.
Tumultueuse polyphonie
Pour piloter sa barque dramaturgique au milieu des flots déchaînés du texte de Sarah Kane, Arthur Fourcade, le metteur en scène, tient solidement la barre. Précis, rigoureux dans sa volonté de faire d’abord entendre les mots, il livre une partition millimétrée dans laquelle, tempétueuses ou ironiques, désemparées ou affectueuses, les voix des comédiennes construisent une sorte de polyphonie musicale digne d’un art de la fugue ou de la cantate. Dans l’atmosphère fréquemment irrespirable de Manque se déroule une succession de récitatifs poignants, alternant avec de brèves arias plus détendues. Pas d’austérité dédaigneuse dans la mise en scène, mais le choix subtil de guider émotionnellement le spectateur à l’intérieur de la langue en fusion de Sarah Kane. La conception des éclairages qui sculptent les silhouettes ou se focalisent sur les visages et les mains participe aussi grandement à la justesse du parti pris d’ensemble. Un des mérites encore de cette mise en scène est d’éviter que le fonctionnement parfois binaire de l’œuvre – influence sans doute de la culture rock punk de l’auteur – ne vienne trop marteler les significations du contenu. Arthur Fourcade réalise un spectacle fort aux allures de performance dont les vibrations textuelles et lumineuses bouleversent le public.
Vibrant quatuor
On ne saurait oublier de saluer comme contribution majeure à la réussite de Manque l’interprétation émouvante des quatre comédiennes. Contraintes à l’immobilité, à l’instar de la Winnie d’Oh les beaux jours de Samuel Beckett, elles nous touchent profondément par la virtuosité de leurs voix, la sensualité retenue ou abandonnée de leurs corps, la séduction sévère ou lumineuse de leurs visages. Performance là aussi accomplie à la double acception du terme. Katell Daunis, Maud Lefebvre, Lucile Paysant et Kathleen Dol ont magnifiquement assimilé l’un des messages de Sarah Kane : « Ne me remplis pas l’estomac si tu ne peux remplir mon cœur ». ¶
Michel Dieuaide
Manque, de Sarah Kane
Traduction : Évelyne Pieiller (L’Arche éditeur)
Mise en scène : Arthur Fourcade
Avec : Katell Daunis, Maud Lefebvre, Clémentine Desgranges et Lucile Paysant (en alternance), Kathleen Dol
Création : Collectif X
Scénographie et vidéo : Charles Boinot
Son : Julien Lafosse
Lumière : Julie-Lola Lanteri-Cravet
Photo : © D.R.
L’Élysée • 14, rue Basse-Combalot • 69007 Lyon
Infos et réservations : 04 78 58 88 25
Représentations : 10, 11, 12, 17, 18 et 19 septembre 2014 à 19 h 30
Durée : 50 minutes
Tarifs : 12 € et 10 €