Une apothéose étrange et intense
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Vingt-six ans après « Orlando », adapté par Darryl Pinckney, Robert Wilson confie à Isabelle Huppert un autre monologue vibrant écrit par l’auteur américain, « Mary Said What She Said ». L’écriture scénique donne corps à l’ombre de Mary Stuart, devenue rayon. Intense.
La pièce retrace le destin d’une reine mythique controversée. Sa jeunesse à la cour de France, entourée de ses quatre dames de compagnie prénommées Mary. Son bref mariage avec François II. Le retour de la jeune veuve catholique dans une Écosse troublée. Le mépris de John Knox (prédicateur austère passé à la réforme anglicane puis au calvinisme, qui fonde l’église presbytérienne, sans clergé ni hiérarchie). Les autres mariages de Mary : avec son cousin et avec le meurtrier de ce dernier, le viril Bothwell. Son abdication forcée au profit de son fils. Sa fuite en Angleterre suivie d’une captivité de 18 ans. Son testament. Les rumeurs autour de ses lettres et de sa conspiration contre sa cousine, la reine protestante Élisabeth 1ère. Son exécution en 1587.
Le texte de Pinckney s’inspire de la biographie romanesque de Stefan Zweig, mais condense d’autres représentations de Mary Stuart. Car la reine de trois pays n’a cessé de fasciner les historiens et les artistes depuis le XVIe siècle. Tour à tour présentée comme une martyre de la foi, une innocente avilie, un monstre furieux ou une prostituée, elle est surtout une femme de pouvoir, de désirs, dans un monde d’hommes.
Le monologue, fragmenté et dense, puise dans le mythe pour créer une figure plurielle très singulière. Parlant à la première ou à la troisième personne, adressant ses pensées « divisées » à ses « amies » nommées Mary (ses demoiselles d’honneur disparues), à sa cousine Élisabeth ou à son beau-frère le roi de France (deux « vrais » destinataires de ses lettres), au Ciel, « l’Unique Mary des îles » écrit son histoire, à quelques heures de sa mort.
Dans ce discours polyphonique, allusif, qui procède par associations d’idées, des motifs très poétiques reviennent. Celui de la mère (et de son homophone, la mer) pour commencer. Mary, née l’une des dates présumées de la Vierge Marie (donc sous de bons auspices), couronnée à six jours, commence par évoquer son dernier voyage avec sa mère Marie de Guise. Elle avait traversé la mer avec elle et les quatre autres Mary pour se rendre en France. Comme elle chantait, alors. Désormais, sa voix est étrange. Elle s’efforce de faire revivre les Mary perdues, elle exprime sa haine pour la mer et la mère de France, Catherine de Médicis. D’autres motifs réapparaissent, par vagues (la danse, la beauté, le corps, la lettre, l’emprisonnement, la religion, la vérité, la violence).
Une créature abstraite et polyphonique
Un lyrisme inquiétant émane de ce texte déployé sur scène, du corps d’Isabelle Huppert, des enregistrements sonores diffusés, et de la lumière. L’actrice, droite, quasi immobile, est longtemps plongée dans l’obscurité. Dépouille glacée dans un plateau tombeau. Reine pétrifiée dans des légendes. Emmurée dans les rumeurs. « Ombre vaine » dans un purgatoire. Puis, elle se meut par intermittence, telle une danseuse cassée dans une boîte à musique chatoyante. Elle hurle en silence, illuminée par un vert surnaturel qui la métamorphose en sorcière. Ses gestes, rectilignes, abstraits, suggèrent les contraintes et restrictions subies par la reine captive. Parfois, le soliloque s’emballe (lorsque Mary évoque la nuit terrible du meurtre de son deuxième mari, par exemple). Des phrases sont articulées et répétées mécaniquement à vive allure : elle créent une dissonance, une distanciation et une stupeur. Des enregistrements relaient les paroles de cette créature abstraite, de cette poupée polyphonique. La voix sonorisée d’Isabelle Huppert se dédouble, des rires fusent, une enfant répète en français les phrases d’un vieil américain : « Je ne suis pas pas là ». Le fantôme d’une seconde actrice, d’une autre Mary, file sur le plateau, tout droit. Qui est là ?
La musique de Ludovico Einaudi perce le cœur, à des moments où l’intonation de l’actrice, son débit ou encore le formalisme de la chorégraphie (corps et lumières) confinent au malaise. Ce que dit le texte, ce que raconte le corps éclairé et ce qu’expriment les sons entrent en contradiction ou s’accordent. Tous évoquent les mêmes motifs, passent par les mêmes tonalités, mais pas toujours aux mêmes moments. Un dialogue très subtil se trouve ainsi instauré entre les arts et les langages.
Alors, certes, on peut trouver que Bob Wilson se renouvèle peu : son esthétique reste inchangée. On peut détester le discours froid, mécanique, fou, parfois abscons, proféré par cette reine de la Renaissance. Mais on peut aussi – c’est notre cas – être électrisé par ce poème visuel. Non seulement le discours féministe de Mary nous intéresse (son autorité et son corps ont effrayé les hommes et Dieu), mais son destin tragique de reine « sacrée » décapitée impressionne encore aujourd’hui. Enfin, la figure spectrale qui chante et aboie toujours, qui « mène la danse de mort », qui pose des questions métaphysiques éminemment théâtrales (« où suis-je ? » « À qui sert ma vie ? », « réelle ? ») nous bouleverse.
Seule Isabelle Huppert pouvait incarner cette créature neutre, rigide, au calme terrifiant, emprisonnant une multitude de voix et d’émotions furieuses. Sa performance est exceptionnelle. Cette figure enclose dans une boîte noire, qui n’est « personne », juste « une surprise », « une ligne droite », « une luminance », qui ne veut pas « finir » et s’adresse à nous pour affirmer sa « vérité », ne nous parle que des pouvoirs du théâtre, de création. « En ma fin est mon commencement », a dit Mary. ¶
Lorène de Bonnay
Mary Said What She Said, de Darryl Pinckney
Texte : Daryl Pinckney
Mise en scène, décors, lumières : Robert Wilson
Avec : Isabelle Huppert
Musique : Ludovico Einaudi
Durée : 1 h 30
Photo : © Lucie Jansch
Espace Cardin Théâtre de la Ville • 1, avenue Gabriel • 75008 Paris
Du 22 mai au 6 juillet 2019, à 20 heures ou 16 heures
De 18 € à 36 €
Réservations : 01 42 74 22 77
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Letter to a man de Robert Wilson, par Isabelle Jouve
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