Maguy Marin, la course de la vie
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Près de quarante ans après sa création, « May B » continue de bouleverser. Ce ballet culte, un des premiers à avoir su réconcilier théâtre et danse, est repris pour une dizaine de dates exceptionnelles à l’Espace Pierre Cardin. Ce spectacle fondateur de Maguy Marin est accompagné d’un documentaire éclairant de David Mambouch et d’une belle exposition photos.
Force visuelle et sonore, puissance des muscles, violence des chocs… Après un long moment dans le noir, dix personnages apparaissent enfin, comme surgis d’une nuit immémoriale. En chemises de nuit, leurs masques plâtreux accrochent le rictus. L’argile craquelée, qui les recouvre des pieds à la tête, trace des chemins de poussière. Combien de vies brisées pour en arriver à une civilisation corrompue ?
Vestiges exhumés, ces corps à l’aspect fissuré frappent d’emblée les esprits. Le troupeau s’anime, la meute éructe, la horde grimaçante peste contre le ciel et finit par se laisser emporter par l’ivresse de la fête. Les fantômes sont devenus un peuple en goguette qui va bientôt réclamer sa part du gâteau. Formidable métaphore sur les rapports de pouvoir ! En quelques images, en quelques gestes, la chorégraphe a retracé l’histoire de l’humanité.
Contre vents et marées, les danseurs formaient un seul bloc, jusqu’à cette cérémonie qui voit se détacher des individus. Des rivalités apparaissent alors. Ce fragment, qui condense l’absurdité de notre condition humaine, comprend une dizaine de figures empêtrées dans des situations tragi-comiques inspirées de Samuel Beckett (le titre de la pièce se réfère à sa mère, May). Une théâtralité assumée. La parole est non seulement une matière, mais l’un des moteurs essentiels du mouvement. « Fini. C’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir », tiré de Fin de partie, offre une cellule rythmique et éclaire le sens. Les silences ont aussi une consistance rare. Quelle intensité !
Le chœur des hommes
Régi par une force mystérieuse, ce spectacle nous hante longtemps. Il touche profondément, sans doute parce qu’il traite des pulsions de vie et de mort, ce qui peut dérouter. Surtout, Maguy Marin bouscule les certitudes. Elle évoque la difficulté de vivre ensemble, mais l’incapacité de rester seul. Malgré les conflits, la force du groupe reprend toujours le dessus pour faire face aux épreuves, celle de l’exil notamment. Vision intemporelle de cette errance infinie. On pense bien sûr aux migrants (la mère de Maguy Marin était une républicaine espagnole réfugiée en France). Cette implacable ronde, dont la litanie exprime une profonde nostalgie, rappelle l’urgence de se battre, encore et toujours, pour le collectif.
Décidément, cette artiste creuse des sillons durables et profonds. Pas étonnant qu’elle ait marqué l’histoire de la danse contemporaine ! À la création de May B (1981), l’accueil fut réservé, tant cette esthétique expressionniste bousculait les codes en vigueur (l’abstraction américaine battait alors son plein). L’ironie de l’histoire voudra que la consécration vienne ensuite, non pas de France, mais des États-Unis, lors de la tournée de Cendrillon, avec le Ballet de l’Opéra de Lyon.
Combats
Maguy Marin est la première à s’être insurgée contre la tyrannie des danseurs jeunes et athlétiques. Dans les années 80, elle congédiait justement la formation qu’elle avait reçue au sein de l’École Mudra : « Chez Maurice Béjart, le corps était magnifié. La jeunesse, la virtuosité, tout était éclatant. Je me demandais ce qu’on faisait des autres corps, ceux qui sont entravés, empêtrés, ces corps malhabiles qui tiennent debout quand même ». En ce qui la concerne, elle préfère les corps sculptés par le temps pour en faire jaillir des images, des histoires, des émotions. Elle recourt donc à des profils variés et privilégie la fidélité. D’ailleurs, un interprète phare de la compagnie, Ulises Alvarez, danse aujourd’hui encore May B ! Il porte en lui l’histoire extraordinaire de ce ballet, comme celle de ses ancêtres.
La chorégraphe, elle-même, l’interprète régulièrement. Ainsi, avec une centaine de danseurs qui se sont relayés, aux côtés de certains piliers, la pièce, loin d’être figée, continue-t-elle de vivre. Lia Rodrigues, l’une de ses premières interprètes, a même choisi cette pièce pour ouvrir son école de danse pour les enfants de la favela de Maré, près de Rio de Janeiro. Le parcours et les prises de positions politiques de Maguy Marin encouragent l’audace et l’engagement.
« Maguy Marin, L’Urgence d’agir »
David Mambouch était dans le ventre de sa mère lors de la création de May B : « Je suis né dans des odeurs d’argile, de poussière », raconte-t-il. C’est donc naturellement qu’il est parti de cette œuvre clé pour résumer l’engagement humaniste de la chorégraphe, laquelle se définit volontiers comme « enragée, plutôt qu’engagée ». Son magnifique documentaire dresse un portrait sensible de cette artiste en révolte contre les injustices du monde, évoquant son parcours, depuis ses débuts précaires, jusqu’au centre d’art RAMDAM, lieu indépendant qu’elle a fondé après avoir dirigé le Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape.
Après une enfance sur les planchers de danse et dans les coulisses, David Mambouch a suivi une formation d’acteur et de cinéma. Il a rejoint la compagnie de sa mère en 2013, notamment pour réaliser des captations, puis il est passé derrière la caméra pour raconter ce qu’il se passait, de l’intérieur. Au plus près des danseurs, il mêle remarquablement archives et témoignages, dévoilant les coulisses et les répétitions. Il relie l’art, le politique et l’intime dans une réalisation très réussie.
Le regard d’enfant a changé mais l’émotion reste vivace. Il raconte, entre autre, qu’un jour, il avait dû remplacer un danseur dans May B : il avait constaté que son père (décédé quand était encore enfant, quelques jours avant la première mondiale du spectacle) avait interprété le même personnage… Cette pièce a traversé tant de vies. On vous l’a dit, l’écho de sa déflagration n’a pas fini de résonner. ¶
Léna Martinelli
May B, de Maguy Marin
Avec : Ulises Alvarez, Kais Chouibi, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Agnès Potié, Rolando Rocha, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
Lumières : Alexandre Beneteaud
Costumes : Louise Marin
Musique : Franz Schubert, Gilles De Binche, Gavin Bryars
Théâtre de la Ville – Espace Pierre Cardin • 1, avenue Gabriel • 75008 Paris
Du 27 février au 12 mars 2019, à 20 heures, le 12 mars à 14 h 30, relâche les dimanches et lundi 4 mars
Informations : 01 42 74 22 77
Complet
Tournée ici
L’Urgence d’agir, film de David Mambouch
Durée : 1 h 48
Projection les 9 et 11 mars 2019
Entrée libre sur réservation
Le film sort également en salles le 6 mars
Exposition photos autour de May B, photos de Claude Bricage, Laurence Danière, Jean-Louis Fernandez
Visible au moment des représentations dans le hall