Pinocchio ne veut pas mentir
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Le mensonge n’est pas sur son nez, mais dans le monde qui l’entoure. La compagnie 22 revisite avec talent le conte de Pinocchio, dans un spectacle insolent et percutant, qui porte haut la clameur d’une jeunesse longuement écoutée : stop aux mensonges et ses multiples facéties. « Mentez-moi » est un petit ovni, à observer attentivement.
La Compagnie 22 ancre le conte du célèbre petit menteur dans des enjeux contemporains, en portant sur le devant de la scène les angoisses d’une jeunesse actuelle face à des schémas trop programmés, des hypocrisies, tricheries, ou tyrannies de toutes sortes. Un grand face à face. Tout n’est pas si blanc si noir, bien sûr, et la compagnie ne donne aucune leçon de morale dans ce spectacle qui n’a pas le ton d’un règlement de comptes. Elle interroge.
Son travail, nourri d’une longue réflexion partagée avec les jeunes dans le cadre d’actions culturelles, est l’écho sensible de leurs interrogations et de leurs doutes : quel est leur rêve aujourd’hui face aux crises de l’époque ? Comment se débrouillent-ils avec cette drôle de réalité pas toujours vérité qui file à toute allure, exigeant performance et rapidité ? Et surtout, pourquoi leur mentir ? Telle est la question.
Mise en scène ou mise au monde ?
« Fabriquons, fomentons, tricotons », chantent les deux fées, sur leurs tournettes. Par cet hymne de création, un enfant est invité à entrer sur la grande scène du monde, son rôle inscrit d’avance. « Entre mon petit. Oui. Viens. Avance, n’ai pas peur (…) / Ouvre les yeux. Les deux. Oui, comme ça. Que tu es joli ». Voici Pinocchio. Pas tout à fait celui de Carlo Collodi. Celui-ci est un enfant qui s’insurge, découvrant, à l’orée de son parcours, qu’il est projeté dans un monde préfabriqué, truffé de mensonges. Dès lors, comment faire pour garder l’obéissance chevillée au corps ?
Lorsque l’enfant paraît, devant un rideau de paillettes et de strass, à l’issu d’un cérémonial rodé peu sentimental, on est déjà dans l’ambiance d’une drôle de plaisanterie. Cette mise au monde est mise en scène dans une mécanique pleine d’ironie, qui n’y va pas par quatre chemins. Dès la première résistance de l’enfant – les poires, il n’aime pas – le système annonce sa couleur, par la voix de fées, couple parental claquant sa riposte : « Nous en ferons un autre ».
Bienvenue dans un monte où on change d’enfants comme de chemises, dès lors qu’il n’entre pas dans le moule. Refuser d’embrasser maman lorsqu’elle l’exige, c’est déjà un forfait. En décrivant un monde à la limite du grotesque, « nous te montrerons ta chambre si tu es sage », disent les parents, la pièce est d’une sacrée insolence. « Tes coudes ». « Tiens-toi droit ». « Poitrine ouverte ». Les injonctions répétées à tout bout de champ à l’enfant-jeune adulte-objet sont un signal fort. Ça ne marche pas comme ça, les codes ont changé.
Parcours initiatique
L’école et ses punitions, le monde du travail et ses pressions, élève au coin ou stagiaire débordé, incitation à la délation, faux semblants et mauvaise caresse sur l’épaule… Tout y passe. Pinocchio doit se faufiler dans les étapes d’une vie artificielle qui sonne creux. Être premier-premium est le passage obligé vers le droit au bonheur, en tout cas à l’acceptation / intégration. Je me tais, je suis raisonnable, et gentil garçon, promis, donc je suis. Hourra, il y a une issu. « Pino- Chiot », prononciation oblige, on tague, on tacle, on se moque, peu importe, il faut passer outre.
Toutes ces discordances étalées sur la table, c’est grinçant, bien sûr. Mais la compagnie aborde son thème avec tellement de charme et d’humour, que le message passe allègrement la difficulté d’exprimer sans fâcher. L’image emprunte à la caricature, et on en sourit franchement, en dépit d’une réalité qui pointe partout. C’est l’une des belles réussites de ce spectacle : l’art de le dire, de « faire théâtre » de tout bois, saisi à vif dans la réalité, par mille trouvailles piquantes inattendues.
Des pions sur un tapis de jeu
Les personnages sont les pions d’un tapis de jeu strictement défini dans un carré au sol lumineux, dont rien ne peut dépasser. Le cadre et c’est tout, les règles sont définitives, la marge de manœuvre inexistante. Des lumières plongeantes font apparaître et disparaître les protagonistes, chacun son rôle et ses dérives. Ils sont agis plus qu’agissants, pantins manipulateurs -manipulés eux-mêmes, dans une grande débâcle dysfonctionnelle.
Mise en scène sophistiquée, chorégraphies rythmées, texte vif, comédiens au taquet, endossant les rôles de parents, mentor, professeur, ou objecteurs de conscience, l’univers des « Grandes Personnes » perdu dans ses habitudes déviantes, est déroulé dans une imagination débridée. C’est un monde peint en bleu, scintillant, monochrome, fictif. Aïe. L’alerte est forte, parce qu’elle est lancée avec brio. « Pas de discussions, pas de tralala, on s’adapte », c’est, mine de rien, un « marche ou crève », en bonne et due forme. Des cartons jaunes, par dizaines, sont jetés dans les airs, et jonchent le sol. Mieux vaudrait qu’ils ne deviennent pas rouges.
Bien conscients du sérieux de ce propos, nous sourions malgré tout de ce sauve-qui-peut loufoque et si malin, dont la fin tendre est lumineuse. 🔴
Florence Douroux
Mentez-moi, de la Compagnie 22
Site de la compagnie
Mise en scène et écriture : Pauline Collet
Avec : Justin Pleutin, Stéphane Robles, Delphine Sabat
Durée : 1 h 10
Dès 9 ans
Présence Pasteur • 13, rue Pont Trouca • 84000 Avignon
Du 3 au 21 juillet 2024 (sauf les 9 et 16 juillet), à 9 h 30
De 5 € à 15 €
Réservations : 04 32 74 18 54 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici
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Photos :
• Une : © Hugo Henry
• Mosaïque : © Lokoni ; © Hugo Henry