Requiem pour un Judas
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Le Théâtre de la Croix-Rousse que dirige Jean Lacornerie offre au public lyonnais cinq représentations de « Mon traître », création d’une rare qualité de la compagnie Bloc opératoire. Aux commandes de ce spectacle, Emmanuel Meirieu, le metteur en scène, Sorj Chalandon, l’auteur de « Mon traître » et de « Retour à Killybegs » et trois comédiens. Soixante‑dix minutes d’un théâtre intense à couper le souffle.
Sur un vaste plateau, noir comme une peinture de Soulages, que balayent des rafales de pluie continue, zèbrent des éclairs d’orage et font vibrer des coups de tonnerre et des explosions d’armes automatiques. Près d’un corps enveloppé dans un linceul détrempé, un micro est planté. C’est devant lui, comme à la barre d’un prétoire, que l’un après l’autre viendront témoigner les protagonistes de la pièce.
D’abord, Antoine, le luthier français ami de Tyrone, leader de l’I.R.A. (Armée républicaine irlandaise) retourné par les services secrets des forces spéciales anglaises qui occupent Belfast et l’Irlande du Nord. Puis s’avancera Jack, le fils de Tyrone, secoué par l’assassinat de son père. Enfin, Tyrone lui-même prendra la parole pour tenter post mortem de se justifier. Sous une lumière crépusculaire, que complètent des nappes de brouillard et troue une musique menaçante ou simplement mélodieuse, règne sur l’espace scénique une atmosphère quasi mystique de Jugement dernier. Tyrone et ceux qui l’ont aimé sont convoqués au tribunal de l’humanité.
En usant magnifiquement d’une dramaturgie aux choix radicaux, intensité de la zone vide, sobriété des effets techniques, rigueur du jeu corporel, maîtrise du travail vocal, Emmanuel Meirieu, porté par la générosité de Sorj Chalandon qui lui à laissé une totale liberté d’adaptation de ses textes, réussit à rassembler ce que bien des metteurs en scène rejettent aujourd’hui : une histoire, un contenu, un point de vue et des comédiens.
L’histoire de Mon traître plonge ses racines dans un conte tragique entendu dès l’enfance par Tyrone, le traître. Un couple heureux de prince et de princesse assiste impuissant à l’anéantissement de son bonheur quand la naissance de leur progéniture entraîne la destruction de leur château, la disparition de la princesse et la réincarnation de leurs héritiers, décédés à leur tour, en corbeaux. Implacable et violente métaphore d’un pays qui court à sa ruine et accouchera de ses propres Judas. La pièce décrit des décennies de guerre civile entre catholiques humiliés et protestants arrogants. Est dressé le portrait d’une Irlande ravagée par des révoltes, des répressions aveugles, des grèves de la faim mortelles, des désertions et des exils jusqu’à la paix retrouvée en 1998.
Sans jamais occulter les données historiques et politiques, Emmanuel Meirieu excelle à faire le pari de représenter avant tout des humains trop humains qui ont rendez-vous avec eux-mêmes. Prodigieuse leçon, donc, de compassion. Il convie le public à se poser avec intelligence et sensibilité des questions essentielles. Qu’est-ce qu’un traître ? Comment peut-on être amené à trahir ? Reste-t-on un traître jusqu’à la fin de sa vie ? Peut-on aimer un parjure ? Un délateur est-il capable d’amour ? Toutes ces interrogations profondes déterminent la force et l’intérêt de cette mise en scène. La fascinante écoute des spectateurs, leurs regards souvent embués de larmes en sont un témoignage indiscutable.
Hommage aux comédiens
Laurent Caron, interprète d’Antoine le luthier, touche par la simplicité de son apparence, ses mots parfois délicats, sa candeur naïve, son chagrin refoulé et son désarroi d’une amitié perdue. Il accompagne tout cela avec finesse et retenue comme si le personnage était débordé par une histoire qui le dépasse. Vient ensuite, tout aussi remarquable, Stéphane Balmino qui joue Jack, le fils. Sortant de l’ombre et du deuil, il dit, il crie puis chante Wake up Dead [Megadeth, issu de l’album Peace Sells… but Who’s Buying ? de l’auteur-compositeur-producteur Dave Mustaine]. Sa douleur et sa révolte face au père renégat sont déchirantes d’émotion.
Puis, s’extrayant de son linceul, s’avance Tyrone le mouchard incarné par Jean‑Marc Avocat. Commence alors la plus extraordinaire partition du spectacle. Massif, nu et souillé sous une couverture gorgée d’eau de pluie, hirsute et épuisé, Jean‑Marc Avocat, d’une voix sombre et vibrante, respirant difficilement, assume sans éclat ni pathos son long chemin de croix qui depuis l’enfance l’a conduit à devenir un Judas. Revenu d’entre les morts, son personnage trouble, écœure, attendrit, réveille le désir de la vengeance, s’efface dans la peau d’un homme banal. Ce qui est réalisé là par le comédien justifie pleinement le mot de performance. Il ne s’agit pas de minimiser le travail fabuleux de tous les collaborateurs artistiques et techniques de la compagnie Bloc opératoire, mais assurément Sorj Chalandon et Emmanuel Meirieu savent qu’ils doivent énormément à Jean‑Marc Avocat pour sa composition d’exception. ¶
Michel Dieuaide
Mon traître, d’après Mon traître et Retour à Killybegs de Sorj Chalandon
Adaptation : Emmanuel Meirieu, Loïc Varraut
Mise en scène : Emmanuel Meirieu
Avec : Jean-Marc Avocat, Stéphane Balmino, Laurent Caron
Musique : Raphaël Chambouvet
Collaborateur artistique : Loïc Varraut
Décor, lumières, vidéo : Seymour Laval
Costumes : Moïra Douguet
Son : Sophie Berger, François Vatin
Maquillage : Barbara Schneider, Roxane Bruneton
Peintres de décor : Christelle Crouzet, Fanny Gautreau, Ludivine Defranoux
Photo : © Mario Del Curto
Production : Bloc opératoire
Coproduction : Théâtre Vidy-Lausanne, Le Mail, scène culturelle de Soissons
Avec le soutien de la S.P.E.D.I.D.A.M., des éditions Grasset
Théâtre de la Croix-Rousse • place Joannès-Ambre • 69004 Lyon
Tél. 04 72 07 49 49
Courriel : infos@croix-rousse.com
Représentations : 15, 16 et 17 octobre 2014 à 20 heures, 18 octobre 2014 à 19 h 30 et 19 octobre 2014 à 15 heures
Durée : 1 h 10
Plein tarif 26 €, tarif réduit de 18 € à 5 €
Tournée :
- Théâtre des Bergeries à Noisy-le-Sec le 15 novembre 2014
- M.C.2 à Grenoble du 21 au 25 janvier 2015
- Théâtre national de Nice du 31 janvier au 1er février 2015