« Morts sans sépulture », de Jean‑Paul Sartre, Théâtre de Ménimontant à Paris

« Morts sans sépulture » © Niko Vallet

Question de vie ou de mort

Par Juliette Rabat
Les Trois Coups

Forte de son succès avignonnais à l’été 2012, la Cie de l’Ombre-Noire reprend « Morts sans sépulture » de Jean‑Paul Sartre au Théâtre de Ménilmontant. L’occasion de redécouvrir, dans une mise en scène sobre et ingénieuse, un texte qui questionne l’engagement et son inévitable pendant, le doute.

Adapter le théâtre sartrien aujourd’hui peut sembler une véritable gageure, principalement en raison d’un contexte devenu souvent daté. La présence de personnages « à thèse », destinés à incarner les idées et concepts du philosophe, complique encore la tâche. Morts sans sépulture, qui nous plonge dans l’attente de cinq résistants détenus par la milice française en 1941, n’échappe pas à la règle. On y retrouve les thèmes chers à Sartre – engagement, liberté, mort – et le portrait d’une humanité tiraillée qui cherche, par son combat, à donner sens à son existence.

Le défi est pourtant relevé haut la main par la troupe de l’Ombre noire. La mise en scène sobre et efficace d’Audrey Bertrand, qui fait entendre un texte expurgé de plusieurs répliques, permet d’alléger le rythme et de redonner à la pièce un caractère intemporel. Le choix d’un plateau de jeu divisé en trois espaces distincts renforce l’impression de frontière, mais également de proximité morale entre les personnages des deux camps. Il offre en outre une solution astucieuse à la déclinaison de la pièce en trois tableaux successifs. Côté jardin, les bourreaux tuent le temps entre deux interrogatoires musclés en jouant aux cartes ou en buvant autour d’une table. Côté cour, les résistants assis à terre spéculent sans grande illusion sur le sort qui les attend.

Entre les deux, un couloir au fond de la scène, espace de circulation entre les deux mondes, dont l’opacité inquiétante est soulignée par une tenture blanche qui laisse deviner gestes et mouvements en ombres chinoises. La séparation n’est matérialisée que par un habile jeu de lumière, bourreaux et victimes s’animant successivement dès qu’ils se retrouvent sous les feux de la rampe, chauds et enveloppants pour les uns, froids et glacials pour les autres. Lorsqu’il est plongé dans l’obscurité, l’autre camp continue pourtant à interagir dans un silence où le temps semble suspendu.

Avec une remarquable économie de moyens, la mise en scène d’Audrey Bertrand sert au mieux le texte, accompagnant intelligemment le rythme de la pièce qui fait alterner scènes de torture et conciliabules entre résistants. La division de l’espace scénique accentue en outre l’affrontement entre les deux camps qui, au fil de la pièce, finit par devenir l’enjeu principal du combat : il ne s’agit bientôt plus de servir une cause extérieure, politique ou idéologique, mais simplement de gagner, coûte que coûte. L’orgueil s’immisce dans les cœurs.

Une interprétation juste

Le jeu subtil des jeunes comédiens participe largement de la réussite d’une pièce à l’interprétation si délicate. Adrien Bourdet est un très juste Canoris et Jérôme Aubert incarne à la perfection un Sorbier pétri de doutes et profondément humain. Alexandre Bustanoby, qui joue Henri, est également convaincant dans la posture de l’intellectuel engagé rattrapé par son orgueil. Du côté des miliciens, Romain Henry compose avec brio un Corbier aussi glaçant qu’inquiétant. Quant à Maude Bouhenic (Lucie), qui interprète sans doute le personnage le plus central, elle est tout simplement remarquable de pudeur, de colère sourde et d’obstination.

Deux notes discordantes viennent néanmoins ternir quelque peu l’harmonie de ce beau tableau. La fin de la pièce, raccourcie par rapport au texte sartrien, perd en intensité et en cohérence et paraît trop précipitée. Enfin, était-il vraiment nécessaire que les résistants changent deux fois de costume sur scène (changeant ainsi symboliquement d’époque) pour signifier le caractère intemporel de l’oppression qu’ils subissent ? Outre le fait qu’un tel confort semble difficilement à la portée de prisonniers et que le procédé attire inutilement l’attention du spectateur, la démarche apparaît superflue. En tout cas, l’universalité et la modernité de la pièce de Sartre, dans l’adaptation de l’Ombre noire, est omniprésente sur scène. 

Juliette Rabat


Morts sans sépulture, de Jean‑Paul Sartre

Gallimard, coll. « Folio », no 868, 2012

Cie de l’Ombre-Noire • 2, avenue de Camoëns • 75116 Paris

06 69 98 72 15

Courriel : cie.ombrenoire@gmail.com

Mise en scène : Audrey Bertrand

Avec : Jérôme Aubert, Audrey Bertrand, Maude Bouhenic, Adrien Bourdet, Alexandre Bustanoby, Maxime Deschamps, Romain Henry, Jérémy Leite, Noé Pflieger

Son et lumières : Florent Collignon et Charly Lhuillier

Musique : Damien Cherbit, Daniel Ventura, Thomas Valencelle

Décors et costumes : Maude Bouhenic, Romain Henry, Robin Reguron, Noémie Ribaut‑Savard

Photos : © Niko Vallet

Théâtre de Ménilmontant • 15, rue du Retrait • 75020 Paris

– Métro : Gambetta, Ménilmontant

Réservations : 01 46 36 98 60

Site du théâtre : http://www.menilmontant.info/index.php?page=show&IDs=543&id=menu_proch&IDp=755

Courriel de réservation : resa@menilmontant.info

Du 29 janvier au 1er mai 2013, mardi et mercredi à 21 heures

Durée : 1 h 15

16 € | 11 € | 8 €

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