Au firmament
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Dans le cadre enchanteur du Festival international de piano de la Roque d’Anthéron, le pianiste argentin Nelson Goerner est venu, deux soirs de suite, nous donner un aperçu d’infini.
Lorsque s’installe le Sinfonia Varsovia, avant l’arrivée du jeune chef ouzbek Aziz Shokhakimov, puis celle de Nelson Goerner, le public, qui a consulté le programme, sait que l’orage va éclater. Mais pas à ce point. C’est en effet par la Totentanz de Liszt que débute la soirée : une danse macabre pour piano et orchestre, série de variations sur le thème grégorien du Dies Irae. Quatre noires martelées dans le grave peignent un caractère sombre, renforcé par une courte formule, dite « diabolus in musica » : tension, dissonance, inquiétude, contrastées par de longues séquences rêveuses.
« Le répertoire de Liszt, et la Totentanz en particulier, pose des défis considérables techniquement et musicalement. Il demande une imagination sonore extrêmement riche. L’interprète doit transcender toutes les difficultés pour se concentrer sur l’essentiel, qui est le message humain et spirituel de cette musique. Il y a autant de folie que de recueillement », nous explique Nelson Goerner. Folie et recueillement, surgissent en effet dans la puissance d’un sortilège. Les premiers accords à l’unisson, implacables, laissent échapper un Presto frénétique, scandé par une marche orchestrale sans concession. Quelle profondeur dans cette gravité ! Nelson Goerner et le Sinfonia Varsovia annoncent les couleurs : crues, hurlantes, ou doucement tourmentées et presque oniriques.
Une pièce prodigieuse, venue, le temps d’un éclair d’une quinzaine de minutes, frapper l’imagination et le cœur. Recevoir cette œuvre dans une telle puissance est une aventure. Une claque. Au dernier accord de ce morceau-foudre, le public, en apnée, remonte à la surface, avant de s’exclamer de joie : le rire du bonheur.
Après une telle leçon, la tâche était certes difficile pour l’élève de Goerner, venu jouer le concerto n°1 en mi bémol majeur et le concerto n° 2 en la majeur de Liszt. Mais Gabriel Stern est déjà un pianiste très accompli, élégant, précis, et de grande envergure : le maître en est très fier, et à juste titre. Les deux Études d’exécution transcendante (Liszt), données en bis, étaient de toute beauté.
Un hommage sublime
Le lendemain, la longue silhouette du piano scintille, seule cette fois, au milieu de la scène immense. Un récital dédié au pianiste roumain Radu Lupu, disparu en avril dernier. « Nous nous connaissions depuis 25 ans. C’était un ami très proche. La première fois que je l’ai écouté en concert, il jouait les Études symphoniques de Schumann, et la première fois qu’il a assisté à l’un de mes récitals, je les jouais aussi. Quant aux Ballades de Chopin, il ne jouait que la première, mais les connaissait toutes merveilleusement bien. Je lui avais joué la 4ème, et j’en garde le souvenir d’un moment très fort. Nous avons discuté de ces ballades des heures et des heures. Comme des Études. Voilà pourquoi j’ai choisi ce programme en pensant à lui », nous explique Nelson Goerner.
Le public est déjà silencieux lorsqu’il apparaît à jardin. Un salut bref, un sourire léger, il prend place, pose doucement ses mains sur les touches, les retire. Nous reconnaissons ce petit rituel de tendre prise de contact avec le clavier. Voici la 1ère ballade, bouleversante. Cet immense poème empli de passion et de mélancolie se déploie dans notre ciel d’août, précieux comme un joyau. Nelson Goerner ne se l’approprie pas, mais fait beaucoup mieux, en le hissant à sa juste valeur : une ballade qualifiée de « géniale » par Schumann, tandis que Liszt y voyait « l’odyssée de l’âme de Chopin ».
Dire que Nelson Goerner a ici embrasé les cœurs n’est pas excessif. Pianiste inspiré, on le sait depuis longtemps, il parvient toujours, avec sa puissance sans dureté, sa douceur sans mièvrerie, son élégance sans prétention, à nous transmettre une œuvre dans toute sa pureté. Lors de la 3ème ballade, intense et lumineuse, un papillon est venu se poser sur son épaule. La 4ème ballade, magnifique d’intériorisation, est comme sortie d’un songe, avant de s’enflammer dans un tumulte passionnel. Chefs-d’œuvre de romantisme portés à leur summum par un interprète aux pouvoirs magiques.
Les Études symphoniques de Schumann programmées en seconde partie furent une invitation à un vertigineux voyage de virtuosité et d’expression musicale mêlées. Schumann va merveilleusement bien à Nelson Goerner et son toucher de rêve. N’a-t-il pas été dit que cette œuvre était née « d’une palpation attentive et voluptueuse de la touche… de la docilité du compositeur aux réactions du clavier » ? Goerner penché sur le clavier, absorbé, le couvant du regard et des mains, comme pour mieux en extraire des perle : voilà une image qu’on ne peut oublier.
Lorsque le public de la Roque d’Anthéron est conquis, il le dit avec la voix, les mains… et les pieds qui frappent les gradins. Avec sa gentillesse et son sourire désarmants, le pianiste vient alors prendre la parole : « La soirée ne serait pas complète si je ne jouais pas un morceau que mon ami Radu Lupu affectionnait particulièrement : l’Intermezzo op.18 n° 2 en la majeur de Brahms ». L’enchantement est total. Brahms, Radu Lupu, Nelson Goerner : un firmament. 🔴
Florence Douroux
Nelson Goerner, Gabriel Stern, piano
Liszt : Totentanz (danse macabre) pour piano et orchestre
Liszt : Concerto pour piano et orchestre n° 1 en mi bémol majeur
Liszt : Concerto pour piano et orchestre n° 2 en la majeur
Le Sinfonia Varsovia
Aziz Shokhakimov, direction
Durée approximative : 1 h 10
Parc du Château de Florans • Avenue Paul Onoratini •13640 la Roque d’Anthéron
Le 12 août à 21 heures
De 25 € à 45 € (– 50 % pour les moins de 30 ans)
Réservations : 04 42 50 51 15 ou en ligne
Nelson Goerner, piano
Chopin : Ballade n°1 en sol mineur op.23
Chopin : Ballade n° 2 en fa majeur op.28
Chopin : Ballade n° 3 en la bémol majeur op.47
Chopin : Ballade n° 4 en fa mineur op.52
Schumann : Études symphoniques op.13
Durée approximative : 1 h 20
Parc du Château de Florans • Avenue Paul Onoratini •13640 la Roque d’Anthéron
Le 13 août à 21 heures
De 25 € à 45 € (– 50 % pour les moins de 30 ans)
Réservations : 04 42 50 51 15 ou en ligne
Dans le cadre du Festival de piano de la Roque d’Anthéron, du 18 juillet au 20 août 2022
Plus d’infos ici
Teaser du 42e festival
Compilations du Festival ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Corps et âme au piano, par Florence Douroux
☛ Notes et mots mêlés, par Léna Martinelli