Jongler : faire société ?
Le Collectif Petit Travers et le Quatuor Debussy tissent un spectacle poétique sur l’individualité au sein d’un groupe. Pièce pour dix jongleuses et jongleurs, « Nos matins intérieurs » met en scène une mini société dans laquelle les rêves et les espoirs de chacun n’empêchent jamais de faire commun. Une pièce d’envergure, aux très beaux motifs chorégraphiques, dans une rare complicité artistique.
Sur la scène, de grands cubes mobiles évoquent une multitude de paysages, cadres propices à autant de situations. Cette scénographie mouvante évoque ici des sommets enneigés, là des buildings. Dans ce champ infini de possibles, Nicolas Mathis et Julien Clément ont chorégraphié avec soin des compositions tout en géométries, rythmes, mots et silences. Une symphonie de gestes aux belles ondulations.
Entre grâce et énergie brute
Les balles touchent presque les cintres, les bâtons virevoltent dans une joyeuse sarabande. En alternant séquences chorales et individuelles, les jongleurs racontent leur rapport à l’art, de la solitude des inlassables répétitions à l’accomplissement collectif, lors du spectacle. Mus par leurs désirs, ils se fondent dans un mouvement commun pour proposer un monde de jeux, de relations. Quand ils s’accordent, nous vibrons à l’unisson. Et quand une personnalité se détache, nous saluons la performance. Les figures, équilibres et trajectoires – d’une grande originalité – témoignent d’une recherche incessante et d’une grande maîtrise technique.
Ce travail prend sa source dans la rencontre avec le Quatuor Debussy. Connu pour créer des passerelles avec différents domaines artistiques, cette formation représente une musique classique ouverte, vivante et créative. Elle excelle à dessiner des espaces, à faire voyager le son. Circonscrit autour de l’œuvre de deux compositeurs séparés par plus de trois siècles, le répertoire fait ici dialoguer les fantaisies baroques de Purcell avec le romantisme répétitif du contemporain Marc Mellits. La musique touche et déplace tous les interprètes. Le Quatuor Debussy donne l’impulsion aux jongleurs et fait chanter leurs gestes. Elle les émeut et les galvanise. Comme les balles qui s’échangent, il joue le maître du temps, soutient et accompagne les prises de paroles.
Faire corps dans le respect de chacun
Pour la première fois, chacun est en effet amené à décrire sur scène sa pratique du jonglage, laquelle peut être vécue comme un jeu, un entraînement, une quête ou encore une construction esthétique. Âgés de 20 à 42 ans, ces circassiens viennent de pays et d’univers différents : le sport de haut niveau, la pratique amateur, l’école russe, le minimalisme, etc.
Tous évoquent leur place au sein de la communauté, parfois avec fantaisie, souvent avec une maladresse touchante. Pas toujours facile de prendre la parole ! Comment vivre les pressions qui empiètent sur la vie personnelle autant qu’elles l’enrichissent, cette exigence qui renferme sur soi autant qu’elle permet la rencontre avec l’autre ? Des questions intéressantes sur l’aliénation ou l’émancipation. Solitude, doutes, obsessions, mais aussi défis, exploits, endurance, ravissements… Chaque matin, recommencer, encore et encore.
Ces témoignages traduisent la façon dont le cirque modèle un rapport au monde. Sous la plume de l’écrivain Jean-Charles Massera, se dessine une mosaïque d’instants où se dévoile l’intime, comme autant d’éclats de pensées individuelles qui conditionnent nos existences, mais façonnent aussi la société.
Souvent dos au public, les jongleurs ne sont pas dans une démarche égocentrique car ils s’écoutent beaucoup, au-delà de leurs introspections. L’attention à l’autre, condition sine qua none du vivre ensemble. Une façon de célébrer la solidarité et la liberté car, ballet jonglé qui donne à voir le jonglage comme pratique sociale, Nos matins intérieurs se révèle avant tout une pièce réflexive sur l’art riche de sa diversité.
L’articulation entre mouvements et séquences parlées n’est pas toujours évidente, mais cette alternance apporte des respirations. Le duo orchestre l’ensemble avec autant de fluidité que possible, nous fait passer d’un espace à un autre, changer d’ambiance, suspend le temps comme par magie, l’accélère avec de nombreuses fulgurances qui s’impriment dans nos rétines. Ce soir-là, le spectacle a été acclamé par le public. 🔴
Léna Martinelli
Nos matins intérieurs, de Julien Clément et Nicolas Mathis
Collectif Petit Travers et Quatuor Debussy
Mise en scène : Nicolas Mathis
Conception musical : Christophe Collette
Avec les musiciens Christophe Collette et Emmanuel Bernard (violons), Vincent Deprecq (alto), Cédric Conchon (violoncelle), les jongleur.se.s Eyal Bor, Julien Clément, Rémi Darbois, Amélie Degrande, Bastien Dugas, Alexander Koblikov, Taichi Kotsuji, Carla Kühne, Emmanuel Ritoux, Anna Suraniti
Musiques : Henry Purcell et Marc Mellits
Texte et direction d’acteur : Jean-Charles Massera
Création lumière : Arno Veyrat
Costumes : Léonor Boyot Gellibert
Durée : 1 h 15
Théâtre de Lorient, centre dramatique national • Salle Marie Dorval • Parvis du Grand Théâtre • 56000 Lorient
Les 30 novembre et le 1er décembre 2023, à 20 heures
Tournée ici :
• Les 12 et 13 décembre, La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme Ardèche (26)
• Les 21 et 22 décembre, La Comète, scène nationale de Châlons-en-Champagne et Le PALC, pôle national cirque Châlons-en-Champagne Grand Est (51)
• Le 23 janvier 2024, Le Carreau, scène nationale de Forbach et de l’Est Mosellan (57)
• Les 1er et 2 mars, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale hors les murs à la Merise, à Trappes (78)
• Le 14 mars, Théâtre de Cusset (03)
• Le 26 mars, Le Carré Magique, Pôle National Cirque en Bretagne, à Lannion (22)
• Les 29 et 30 mars, La Brèche, pôle national cirque Normandie à Cherbourg, en partenariat avec Le Trident, scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin, dans le cadre de SPRING, Festival international des nouvelles formes de cirque organisé par la Plateforme 2 pôles cirque en Normandie (50)
• Du 11 au 13 juin, La Cité Bleue, à Genève (Suisse)
Spectacle disponible en replay sur France TV jusqu’au 6 octobre 2024
Photos : une © Michel Cavalca ; mosaïque © Blandine Soulage
