Du cirque fier, de feu et d’air
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Une fois de plus, l’auteure, fildefériste et voltigeuse Marie Molliens et la compagnie Rasposo nous mènent quelque part entre cirque et théâtre, dans un espace-temps autre qui nous transporte loin. Très loin. Du cirque débridé, tout en déséquilibre, entre mélancolie et révolte onirique. Un électro-choc !
Des pas de danse sur la corde raide, un cercle de feu, des chiens affamés, une lanceuse de couteaux dans un labyrinthe, une pluie de cendres… Les voies tracées par Rasposo sont presque impénétrables. Quand l’hystérie de certaines séquences ne nous donne pas l’envie de fuir à toutes jambes, les références aux mythes laissent planer une abstraction poétique. Enfant de la balle, Marie Molliens aime faire bouger les lignes, même quand il s’agit de célébrer des funérailles. À moins que ce soit un hymne à la vie !
Chacun de ses spectacles propose effectivement aussi une expérience. « Attention ! Vous ne pourrez pas sortir en cours de représentation », avait prévenu l’administrateur, en guise d’avertissement. Ah ! Bon ? Et notre liberté ? On comprend pourquoi plus tard, mais ne s’agit-il pas aussi de tester notre degré de résistance, de nous inciter à réagir ? Hyper réaliste, la première séquence piège des spectateurs avides de sensations (un préambule qui règle son compte aux dérives commerciales). Vite repus, ceux-ci seront bientôt sans repères. Patatras, c’est l’apocalypse ! Plus d’issues de secours sous le chapiteau sans dessus dessous ! Jusqu’au clair-obscur, grâce à un tulle opaque, qui décille malgré tout le regard.
Tragédie
Marie Molliens assume ses partis pris. Quand, elle a pris la direction artistique de la compagnie, elle a créé Morsure, un spectacle très personnel qui bousculait déjà les codes circassiens. Ensuite, pour la DévORée, elle a puisé au plus profond de l’intime pour traiter de la femme de cirque. Oraison est le dernier volet de sa Trilogie des Ors. Combativité, sinon férocité, débouche aujourd’hui sur une sorte d’exaltation. La descendante de la famille Rasposo a affirmé son style, défendant un cirque résolument contemporain qui respecte toutefois ce qui lui a été transmis : la piste, les agrès, les animaux, l’amour du risque, le frisson, la virtuosité. Son univers lui est propre, empreint de poésie, sensuel et ouvert sur le monde. Un cirque fier mais humble.
Incandescents, ces artistes-là témoignent du monde d’avant, des paillettes comme des étoiles déchues. Aussi le clown blanc reprend-il presque sa place d’antan. Tout à la fois survivance du cirque traditionnel et figure dérisoire du sauveur dans le chaos contemporain, il est exposé comme un objet de foire, ritualisé au centre de la piste, avant de s’éloigner dans une ultime procession. Mais sa grimace arbore aussi la face blafarde de notre humanité. Quel funeste destin ! Pourvu que survive le chapiteau à l’équilibre si précaire…
De chair
Au cœur de ce monde en ruines, Marie Molliens, pleine de grâce (encore plus ce 15 août, date de notre venue), glisse vaille que vaille sur son fil. Vent debout, elle virevolte et s’élève. Il en faut plus pour la déstabiliser. Sa saine colère se mue en prière. Pas de sourde mélancolie. En transe, elle convoque les esprits – autant de moments suspendus : « Comme le rapt de l’âme par la beauté, je chercherais ce qui est de l’ordre du viscéral, du spirituel ou du transcendantal à travers l’essence ancestrale du cirque, ce que notre société est en train de perdre : l’ivresse, la transgression, la désinhibition, la place de la mort », écrit-elle dans la note d’intention.
Palette de jeu, présence, puissance… Robin Auneau est exceptionnel de bout en bout. Il harangue le public, passe des cerceaux aux acrobaties. La talentueuse Zaza Kuik « Missy Messy » revisite aussi le lancer de couteaux. Dans la pénombre de la piste, les flamboyances des uns et des autres, ainsi que les lames affûtées font vibrer les corps à l’unisson. Malgré le chaos, les gestes sont précis, tandis qu’un orgue de barbarie fait résonner l’agonie. Portés par une musique live originale de Françoise Pierret, les numéros sont périlleux et les images stupéfiantes. La présence des quatre éléments éveille tous les sens. Ode à Fellini et au théâtre de Romeo Castellucci, les séquences sont de véritables tableaux vivants, organiques et sensibles.
Malgré quelques faiblesses de transition et des séquences qui s’étirent un peu trop, Oraison laisse des traces indélébiles dans la mémoire. Il distille du sens pour magnifier l’invisible, qu’une flamme intérieure suffit à raviver. ¶
Léna Martinelli
Oraison, de la Compagnie Rasposo
Mise en scène et lumière : Marie Molliens, assistée de Fanny Molliens
Avec : Robin Auneau, Zaza Kuik « Missy Messy », Marie Molliens
Musicienne : Françoise Pierret
Regard chorégraphique : Denis Plassard
Assistante à la dramaturgie : Aline Reviriaud
Assistant chorégraphique : Milan Herich
Création musicale : Françoise Pierret
Création sonore : Didier Préaudat, Gérald Molé
Création d’artifices : La Dame d’Angleterre
Intervenantes artistiques : Delphine :Morel, Céline Mouton
Contributeur en cirque d’audace : Guy Perilhou
Durée : 1 heure
Tout public (+ 10 ans)
Chapiteau de la compagnie dans le Parc du château • 87800 Nexon
Du 11 au 15 août 2021
Tarif unique : 14 €
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À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Un soir chez Boris, d’Olivier Debelhoir, par Léna Martinelli