« Oublie-moi », Matthew Seager, Marie-Julie Baup, Thierry Lopez, Théâtre Actuel La Bruyère, Paris

Oublie-moi © Frederique Toulet

La couleur des souvenirs

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Après avoir affiché complet au Festival d’Avignon Off 2022 et au Théâtre du Petit Saint-Martin, la pièce est à nouveau programmée, cette fois-ci au Théâtre Actuel. Avec ses quatre Molière, le succès continue. Et c’est bien mérité car cette pièce drôle, enlevée et émouvante est une pépite. De quoi bien commencer la saison.

Comment oublier cette histoire-là ? Une histoire d’amour avec un grand A, une de celles qui vous font chavirer. Jeanne et Arthur se rencontrent dans une boîte de nuit, tout ce qu’il y a de plus banal. Sauf que, d’emblée, ça ne tourne pas rond. La drague est très lourde et voilà le verre de trop. Contre toute attente, l’idylle prend forme et le couple s’installe. Pas de routine pour autant ! Les joutes verbales et physiques gagnent en intensité. Comme Jeanne, on craque devant les enfantillages de cet escogriffe, sa fantaisie. Jusqu’au jour où Arthur se voit confier la mission d’aller acheter du lait et un timbre.

Du rouge qui tâche aux étourderies qui fâchent, en passant par les consultations médicales, le couple ausculte les signes avant-coureurs de la maladie d’Alzheimer qui va terrasser Arthur, évoque les bons et les mauvais jours. Bien documentée, la pièce aborde le sujet de façon non didactique : le brouillard, la colère face à l’injustice, l’acceptation pour mieux affronter l’épreuve, la tentative de se raccrocher au meilleur, jusqu’au pire, le désespoir…. De la passion à la compassion, cette pièce rend aussi un bien bel hommage aux accompagnants.

© Frédérique Toulet

La structure dramatique contribue à apporter du rythme. Ponctuée par les sept stades de la maladie, la pièce est construite en flash-backs. En revisitant des souvenirs – ce qui fait de nous des humains – l’auteur Matthew Seager montre en quoi leur délitement est tragique. Comment préserver son identité quand ce qui nous construit disparaît peu à peu ? Comment maintenir les liens fondés sur nos vécus, nos expériences ? La structure non linéaire et les commentaires reflètent les singularités tout en miroirs de l’esprit complexe d’un patient atteint d’Alzheimer. Sans jamais perdre sa légèreté, la pièce monte en intensité dramatique.

Faire face

Marie-Julie Baup et Thierry Lopez nous font vivre moult émotions. Ils méritent leur Molière de le.a meilleur.e acteur.ice (dans un spectacle de théâtre privé). Attendrie, sans être gnangnan, la première est très ancrée – elle assure le quotidien et bien plus –, tandis que son complice passe d’une présence très forte à une absence signifiante. On voit ce dernier sombrer peu à peu, comme dans un puits sans fond, et se perdre dans l’immensité de son cosmos intérieur. L’acteur aurait pu en faire des tonnes, comme son personnage, grande gueule, bravache. Il choisit la sobriété.

Malgré une interprétation très réaliste, tous deux instaurent la bonne distance. L’humour joue un grand rôle mais pas seulement. Tout est juste, précis, sans une once de pathos. À l’image de la mise en scène. Tout va très vite, c’est presque vertigineux, avec des respirations bienvenues, grâce aux apartés, à cour et à jardin, au micro et face au public. Ces adresses brisent judicieusement le quatrième mur.

La mécanique implacable n’empêche pas quelques surprises. Le décor est lui aussi original, avec ses différents plans, comme autant de mises en abîme, et ses possibilités de hors champs ou de zoom. Le couple y évolue avec beaucoup de fluidité.

Oublie-moi-©-Frederique-Toulet
© Frédérique Toulet

Quelques accessoires suffisent à éclairer le propos, comme les casques, en référence à l’importance de la musique. L’un d’entre eux, en forme de boule à facettes, est un malicieux clin d’œil à la rencontre et à la fragmentation du cerveau. En effet, lors de ses études, l’auteur s’est spécialisé dans la stimulation sensorielle appliquée aux maladies dégénératives. Des ateliers avec des patients lui ont permis de constater que le pouvoir de la musique dépassait celui du simple langage.

Rouge passion

Malgré le sujet grave, la mise en scène est lumineuse et d’une belle vitalité. D’abord, les éclairages viennent désamorcer les situations en colorant la scène de façon surréaliste. On s’attend à une bluette mais le rose pâle vire rapidement au fuschia. Quand ça commence à saigner, les contrastes s’accentuent, tout en gardant l’esprit pop.

Pourtant, quelle délicatesse ! Si la cruauté de la maladie n’est pas gommée, le stade 7 est évoqué par une pirouette, par pudeur, car l’adaptation se concentre sur la forme précoce. Un choix assumé par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez, qui ont toutefois souhaité transposer l’histoire à leur génération, des quarantenaires. C’en est d’autant plus touchant.

Après une dernière ellipse, un pied de nez au destin restaure l’identité fissurée d’Arthur. Une vie déglinguée si vite, mais qui se tient. Rester digne, en toutes circonstances ! Jeanne n’est pas prête d’oublier cette histoire. Et nous non plus. Enfin… on espère ! 🔴

Léna Martinelli


Oublie-moi, d’après In Others Words, de Matthew Seager

Édité à la Librairie Théâtrale
Adaptation, mise en scène et interprétation : Marie-Julie Baup et Thierry Lopez
Costumes : Michel Dussarrat
Scénographie : Bastien Forestier
Lumières : Moïse Hill
Création sonore : Maxence Vandevelde
Assistante mise en scène : Pauline Tricot
Chorégraphie : Anouk Viale
Durée : 1 h 15

Théâtre Actuel – La Bruyère • 5, rue La Bruyère • 75009 Paris
Depuis le 29 août 2023
Du mardi au vendredi à 19 heures et samedi à 18 h 30
De 34 € à 49 €
Réservations : 01 48 74 76 99 ou en ligne

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