Palmarès Grands Prix Artcena 2023, CNSAD, Paris

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Nourriture pour l’un, poison pour l’autre

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

« Après nous, les ruines », de Pierre Koestel, (éditions Tapuscrit / Théâtre ouvert) et« Dear Prudence », de Christophe Honoré, (Les Solitaires Intempestifs) remportent les Grands Prix de Littérature dramatique 2023. Le premier réunit des amis autour d’un rituel déjeuner sur l’herbe, juste avant la fin du monde. Le second, couronné en catégorie Jeunesse, instille un doute subtil entre un homme et le professeur de son fils.

La cérémonie de remise des Prix par le jury présidé par Christophe Lemaire a eu lieu le 19 octobre sous l’égide d’Artcena. Elle s’est déroulée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique-PSL, en présence des auteurs finalistes, de leurs éditeurs, de professionnels et de passionnés de théâtre. Les élèves de première année, préparés par leur professeur Marie-Armelle Deguy, ont lu des extraits des six textes finalistes. Les lycéens de l’association Des jeunes et des lettres, réunis en un comité de lecture spécial, ont également annoncé leurs coups de cœur : Dear Prudence, de Christophe  Honoré, et Sans modération(s), de Azilys  Tanneau.

Dans la sélection de cette année, les menaces sur la santé mentale rôdent. On navigue dans des situations sociales anxiogènes – disparitions, blessures narcissiques, conflits avec l’Autre – peuplées de personnages hypocondriaques, paranoïaques ou manipulateurs… et de quelques figures d’ados suicidaires. On y sonde les inquiétudes de l’époque : éco-anxiété, méfiance vis-à-vis des migrants ou des figures d’autorité. Tout ça sur fond de canicule, d’homophobie, de réseaux asociaux, d’état d’urgence et / ou de menace nucléaire. Les temps sont noirs et le théâtre contemporain ne détourne pas le regard.

« De toute façon, tout doit disparaître »

Le texte lauréat, signé Pierre Koestel, jeune auteur issu de l’Ensatt, joue sur la syncope. Le malaise, c’est d’abord celui d’une actualité apocalyptique, toile de fond où se devine le drame de Fukujima. Des flashs infos sinistres entrecoupent les scènes de repas. La syncope, c’est aussi le mitage progressif des mots dans les didascalies météo. Quelque chose est en train de disparaître. Mais « on a recommencé à vivre comme si rien ne s’était passé / c’est ça le plus terrible ». En effet, rien de semble dévier quatre amis de leur habituel pique-nique dans un parc.

Pierre Koetsel entouré de ses éditrices, Caroline Marcilhac et Fanny Trochet (Tapuscrit / Théâtre ouvert)

Les quatre saisons passent, des signes inquiétants se manifestent : boulimie puis sueurs de Marissa, rougeurs de Glenn, secousse sismique… Le texte choral, d’apparence badine, joue sur le dialogue de sourds, les jeux d’échos et un aveuglement tragique. Certains tentent pourtant de dire l’urgence : « C’est déjà ce qu’on pourrait appeler la fin du monde. Une fin lente, interminable, et contre laquelle nous ne faisons rien. ». Le repas revient donc, à chaque saison, terrible métaphore des vieilles habitudes qu’on ne parvient ni à lâcher, ni à renouveler. La joie se délite.

Situations troubles

Le lauréat de la catégorie jeunesse, Christophe Honoré, s’est toujours soucié des émois adolescents. On se souvient de sa tribune pour défendre la littérature dédiée aux jeunes lecteurs, comme du film La Belle personne, libre adaptation du roman La Princesse de Clèves. Dans sa pièce, on retrouve la salle de classe de lycée. Un huis clos confronte un prof de français qui « ne fai(t) jamais confiance à (ses) sentiments » et un père d’élève. Le fils a-t-il eu une liaison avec son enseignant ? S’est-il suicidé ?

François Berreur (Les Solitaires intempestifs) et Christophe Honoré © Christophe Raynaud de Lage

Contre toute attente, le père ne soutient pas une morale conservatrice, il invite même le professeur à affronter son désir et ses actes. Dans un plaidoyer pour la prise de risque et l’engagement dans nos vies (soit un peu moins de prudence), il cherche à percer l’armure de son interlocuteur. Dear Prudence, dont le titre est inspiré d’un titre des Beatles, est une courte pièce qui déjoue les poncifs. Cet haletant face à face, sorte de poker menteur, sème adroitement le trouble. Qui manipule qui ?

Ce texte qui, au gré de vénéneux échanges, interroge le sentiment amoureux et joue sur une dramaturgie de l’absence, peut être rapproché d’une autre œuvre en lice : Mon visage d’insomnie, de Samuel Gallet. Ici aussi, l’identité d’un homme est obscure. Et la figure de l’absent (Driss, un mineur isolé) travaille les protagonistes dans des dialogues semés de chausses trappes. La poésie et le réalisme frappent à la porte, tandis que le vent se révèle un personnage à part entière, signe tragique comme dans les didascalies de Pierre Koestel. Nous avons été transportés par ce thriller à l’écriture enlevée qui aborde finement l’univers des centres pour mineurs. Et quelle titre sublime !

Au bord de la crise de nerfs

Sans modération(s), d’Azilys Tanneau, a déjà été publié sous le titre Erreur 404. La pièce nous immerge dans le monde impitoyable des réseaux sociaux. Des travailleurs en open space, au service d’une grosse boîte à la Facebook, subissent un flux d’images et de propos violents et haineux qu’ils doivent filtrer à coup de clic. Quelles stratégies pour éviter les traumatismes ? Une journaliste tente de retracer le parcours d’Alexa, un de ces petits soldats du net poussés en première ligne pour affronter la laideur extrême de l’humain. La peinture du métier de modérateur et du management délétère est très acide. Édifiant !

 Jo&Léo est une peinture réaliste de l’amitié entre adolescentes sur laquelle se tisse une romance lesbienne. Deux lycéennes jouent Viola et Olivia dans La Nuit des rois de Shakespeare. Quand elle se rencontrent, deux parlures s’affrontent : Jo débite sa vie en tirades sans reprendre d’air, tandis que Léo, qui n’aime guère son prénom complet, s’exprime en phrases courtes, avec rejets, le souffle coupé.

Pierre Koestel © Christophe Raynaud de Lage

Voilà un texte à l’écriture percutante, pétrie de verve adolescente, où les smileys tiennent lieu de didascalies. Léger et sérieux tout à la fois. On y trouve des questionnements sur l’éthique professionnelle, le sentiment d’abandon (« Ma mère ? Elle se fout de ce que je fous »), une évocation discrète des troubles alimentaires et du mariage pour tous. Des scènes émaillées de sensualité, d’inventivité verbale et d’urgence pimentent cette émouvant éducation sentimentale.

« T’en es une, de mouillette ? »

Le monde adolescent est aussi scruté dans Seuil, de Marilyn Mattei, enquête autour de Matteo, 14 ans, qui a disparu après avoir laissé un dernier message laconique sur les réseaux : « Vous m’avez tué ». Là encore, une enquêtrice tente de nous aider à reconstituer l’affaire. Les voix de collégiens se font entendre. D’habiles signes typographiques rendent compte de la parole empêchée, tour à tour coupée, confisquée, recouverte, détournée. Les points de vue se confrontent autour d’une trame qui évoque le coût de la virilité, les rituels de passage et le harcèlement scolaire.

L’actualité colle décidément à ces écritures contemporaines comme un méchant chewing-gum ou une furie. Il est à noter que les angoisses du monde adolescent étaient particulièrement surreprésentées dans cette sélection. Façon de marteler que l’Éducation nationale doit d’urgence se pencher au chevet de ses élèves ? 🔴

Stéphanie Ruffier


Grands Prix Artcena 2023 

Site d’Artcena

Les œuvres lauréates :
• Après nous, les ruines, de Pierre Koestel (Tapuscrit / Théâtre ouvert)
• Dear Prudence, de Christophe Honoré (Les Solitaires Intempestifs)

Les autres œuvres nommées :
• Seuils, de Marilyn Mattei (Tapuscrit / Théâtre ouvert)
• Jo&Léo (Les Solitaires Intempestifs)
• Sans modération(s), de Asilys Tanneau (Lansman éditeur), déjà publié sous le titre Erreur 404
• Ma Nuit d’insomnie, de Simon Gallet (éditions Espace 34)

À découvrir sur Les Trois Coups :
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Palmarès des Grand Prix 2021, par Léna Martinelli

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