« Pédagogie de l’échec », Pierre Notte, Manufacture des Abbesses, Paris

Pédagogies-de-l’échec-Pierre-Notte © Laiglon

Vaines morsures

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

L’exercice du pouvoir, et le rapport vicié qu’il induit dans le monde du travail, sont au cœur de la pièce « Pédagogies de l’échec », de Pierre Notte. Entre deux rescapés d’une catastrophe, demeure, persistant comme le poison, un rapport hiérarchique inébranlable. L’auteur met en scène deux jeunes comédiens, Clara de Gasquet et Julian Watre, dans une adaptation percutante de ce texte saisissant, à la Manufacture des Abbesses.

Dans un monde où plus rien ne subsiste, deux survivants se font face. Ils n’ont ni réelle personnalité, ni genre spécifié, pas même de noms. Aucune identité hormis celle que définit leur statut professionnel : l’un est le chef de l’autre. Cette réalité détermine tout de leur relation : elle en est l’espace, la respiration, la loi. Un rapport hiérarchique poussé jusqu’à l’extrême dans une situation de fin du monde. Avec son habituelle acuité, Pierre Notte décrypte les affrontements générés par l’exercice du pouvoir : « un enfermement consenti qui permet de mesurer notre capacité à mettre l’autre à mal ». Il porte son exploration jusqu’au bout du possible, jusqu’à l’absurde : leur monde court à sa perte, mais les deux protagonistes s’accrochent à ce lien qui semble les maintenir debout, autant qu’il détruit toute possibilité d’humanité.

Ennemi parasite

« j’ai l’impression de vous torturer – de vous soumettre – de vous plier en deux – et quand je vous ai bien plié replié il y a toujours cette petite voix qui sort par la dernière fissure – comme le dernier souffle au moment du coup de grâce qui supplie d’une voix plaintive et qui demande comme ça dans un petit ton plaintif « voulez-vous » ça me met hors de moi – « que je vous fasse gna gna gna » vous le faites ou vous ne le faites pas mais ne prenez pas ce ton de victime qui fait de moi un criminel nazi ça va bien ». Le directeur sait-il à quel point il a raison d’évoquer la torture, sens étymologique du mot « travail » ? Sadisme d’un côté, tentative de rébellion de l’autre, la partie n’est pas équitable. « L’expérience de mes abominations personnelles », témoigne l’auteur.

Ces deux-là, en plein cataclysme et seuls au monde, perchés au 7ème étage d’un immeuble dont il ne reste rien, auraient pu changer de regard l’un sur l’autre. Mais non. Le paysage dépeint par Pierre Notte n’est pas un jardin de roses. Sur l’îlot flottant dans les décombres, le mode relationnel reste inchangé. Entre eux, un ennemi parasite et ravageur dont ils sont otages : le rapport hiérarchique, sans lequel point de salut.

Cernés de vides, de trous et de néant, ils s’évertuent à vouloir travailler. « Ceux-là auraient continué à faire leur travail, à faire du travail, à tenter de produire du travail », indique le prologue (lu en voix off par Pierre Notte). Travail vain, dénué de sens et l’objectif, puisque, dans une chute aussi mystérieuse que radicale, « tout est tombé ». Dans ce scénario catastrophe, les deux protagonistes dialoguent de façon très concrète : paraphes, dossier, post-it et photocopieuse, la petite Célia, la Présidente. Une sacrée dérision, lorsqu’on est au bord de l’abîme.

Un corps à corps sous tension

La pièce a déjà été mise en scène par l’auteur en 2021, avec Caroline Marchetti en directrice et Franck Duarte en assistant. Si l’on reconnait ici son esthétique, sa volonté de mettre les corps au service du langage, l’espace de jeu qu’il propose aux comédiens s’est resserré, donnant l’impression d’un danger tellement proche qu’il en devient vertigineux.

© Laiglon

Sur un plateau noir et vide, un rectangle adhésif délimite au sol un rectangle étroit, figurant le bureau de l’assistante, lieu du huis clos et dernier bout d’immeuble encore existant. Cette contrainte provoque un corps à corps permanent, dans lequel, très proches l’un de l’autre, les deux comédiens ne cessent de se confronter physiquement. Pas d’éloignement possible, l’issu ne peut se trouver que vers l’autre, par rapport à l’autre, en lien avec lui. Équation insoluble, puisque ce lien est infecté de la notion hiérarchique, indétrônable. Les deux comédiens se croisent, se toisent, face à face, côte à côte, démunis. Sans voie(x) de secours.

Clara de Gasquet, assistante au bord de l’implosion, est en état d’urgence. Sous haute tension, elle est prête à en découdre, à mordre s’il le faut. À l’opposé, Julian Watre, en directeur, campe tranquillement sur son Olympe, peu affecté par les questions concrètes, presque oublieux de la catastrophe alentour. Tandis que son assistante crève de soif, ses « mini-tsunamis de chagrin » ne le dévastent pas, non plus que le stylo enfoncé dans la chair. Une belle opposition de jeu pour ce chacun pour soi, ce duel dans lequel, à couteaux tirés, ils s’écorchent tour à tour, comme pour préserver l’illusion de leur place et de leur utilité au milieu du rien.

Ces deux comédiens prêtent leur beauté et leur jeunesse aux vilénies d’un monde abîmé par les rapports de force. Ils livrent un jeu généreux et juste et mettent – cela se ressent – tout leur cœur au service d’un texte périlleux qui file aussi vite que le vent. Clara et Julian s’approprient de bout en bout un duel verbal privé de toute échappatoire. Pas de meubles, pas une chaise, pas un objet : rien ne peut les aider ; aucune gestuelle réaliste non plus. Face à ce texte tellement exigeant et ses répliques en torrents, il n’y a qu’eux, sans marge de manœuvre, avec leur seule énergie et leur corporalité, entourés du bel écrin de lumières crée par Antonio de Carvalho.

De toute évidence, une rencontre a eu lieu entre ces deux-là et l’auteur, une alchimie qui passe la rampe. Bravo. 🔴

Florence Douroux


Pédagogies de l’échec, de Pierre Notte

Le texte est édité à L’Avant-Scène Théâtre
Mise en scène : Pierre Notte
Avec : Clara de Gasquet, Julian Watre
Lumières : Antonio de Carvalho
Durée : 1 heure

La Manufacture des Abbesses • 7, rue Véron • 75018 Paris
Du 19 avril au 17 juin 2023 à 19 heures (relâches exceptionnelles les 18, 19 et 20 mai, le 7 juin)
De 10 € à 26 €
Réservations : 01 42 33 42 03 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
« Moi aussi je suis Barbara », de Pierre Notte, par Florence Douroux
« L’Augmentation», de Georges Pérec, par Léna Martinelli

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