Ostermeier questionne l’homme sur la scène
du monde
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Le metteur en scène allemand et directeur de la Schaubühne de Berlin s’est généreusement exprimé en France ces dernières semaines, au sujet de son engagement artistique et politique : master class, conférences, signatures de « Backstage », rencontres avec le public à Paris et Avignon. Petit aperçu non exhaustif d’une pensée dense et féconde.
L’évolution artistique de Thomas Ostermeier est indissociable de sa fonction de directeur à la Baracke, puis à la Schaubühne depuis quinze ans. Véritable îlot de résistance culturelle et politique, ce théâtre privé reçoit des subventions publiques (fédérales) librement dépensées qui permettent de posséder une compagnie permanente. Deux cent vingt employés – comédiens, techniciens, dramaturges, etc – peuvent ainsi évoluer dans le temps et se voient socialement respectés. Seulement, l’océan libéral menace d’engloutir de tels espaces, et une polémique grandit actuellement en Allemagne : pourquoi ne pas substituer aux compagnies permanentes des indépendantes, lesquelles seraient soutenues financièrement par des coproductions avec plusieurs villes, comme en France ou en Angleterre ? Le metteur en scène et administrateur défend donc bec et ongles un théâtre institutionnel permettant à l’art et à l’homme de s’épanouir : les comédiens de la troupe de la Schaubühne ont un parcours d’éducation et une formation complets, les dramaturges et artisans sont reconnus. Quant au public, il est invité à se rassembler, à partager des formes et des narrations, non à consommer du divertissement.
Ce cadre privilégié mais fragile permet aussi d’approfondir le travail avec les acteurs, qui fait tant jubiler Ostermeier. En juin dernier, il a expliqué aux étudiants de l’École des beaux-arts et du Conservatoire national supérieur d’art dramatique sa méthode. Il a grand soin d’un jeu « raffiné » et « crédible », nourri par la réalité de la vraie vie sans en être une simple copie, évitant les clichés sur les personnages et privilégiant l’intensité dramatique. Son travail s’appuie donc sur des « piliers » : le rythme du texte et le mouvement des corps sur scène visant à capter l’attention du spectateur (inspirés par la théorie d’Eisenstein, le « montage d’attractions »), les situations qui déterminent le rôle et permettent à l’interprète de s’approprier l’action (« circonstances majeures » de Stanislavski), le face-à-face entre comédiens (Sanford Meisner), les exercices de storytelling qui incitent à puiser dans l’expérience personnelle pour alimenter une situation.
Cette passion pour les acteurs, pour les possibilités qu’offrent leurs diverses personnalités au fil des ans, traduit à la fois une quête artistique (inventer une façon de jouer) et un intérêt pour l’homme et le monde. Il s’agit, avec les comédiens, d’observer « la réalité du comportement humain », d’être ouvert sur le monde qui nous entoure, d’approfondir les questions posées par le texte, l’espace, les couleurs. Et de découvrir des formes. Dans ce sens, ce théâtre prône un « réalisme nouveau, narratif » (n’ayant rien à voir avec le mouvement culturel du xixe siècle), éloigné de la prétendue avant-garde allemande actuelle qui prône déconstruction et expérimentations formelles. Entre parenthèses, on s’étonne d’apprendre, en France, que notre Allemand préféré se trouve égratigné par les curateurs, programmateurs et journalistes culturels de son pays, parce qu’il ne serait pas postdramatique !
L’art du théâtre pour émanciper l’homme
Ses spectacles explorent donc la monstruosité humaine et dissèquent des conflits qui font tomber les masques, à travers des textes contemporains (comme Norén, Foss, Kane, Reza) ou classiques. Avec ses mises en scène précises et dynamiques d’Ibsen, qualifiées avec humour de « pièces de chambre », Ostermeier questionne notre société capitaliste, la corruption, la peur de perdre son statut social à cause de la crise et les drames bourgeois abyssaux qu’elle engendre. Son analyse est sociologique et politique. La série de documentaires (en ce moment sur le site d’ARTE ¹) consacrées à la tournée d’Un ennemi du peuple en Angleterre, à Moscou et en Inde, souligne, en outre, le souci de la réception dans le monde de ce spectacle évocateur : éveille-t-il les consciences politiques, ou cette entreprise est-elle présomptueuse (à Calcutta, par exemple, où les problèmes occidentaux paraissent plus que relatifs) ? Le film donne la parole à l’équipe artistique, aux spectateurs russes, anglais et indiens, sans jamais juger. La leçon de Mesure pour mesure est retenue ². Au fil des images, se dessine peu à peu un état des lieux passionnant, sous forme de questionnements, sur le lien entre le peuple et la (fausse) démocratie : quels choix de vie a-t-on dans une société soumise au marché, qui valorise le profit et la compétition, exclut les pauvres ? Un engagement de pacotille, plein de bons sentiments et d’humanisme ? Une compromission ? Une radicalisation politique ?
Les adaptations des pièces de Shakespeare permettent aussi de questionner, de façon très moderne, le rapport de l’homme en général (quel que soit son milieu) à la mort, au pouvoir (Richard III, Mesure pour Mesure), à la folie (Hamlet, Othello) ou au désir (le Songe d’une nuit d’été). Et avec quelle fureur, créativité et grandeur ! Ce qui fascine Ostermeier, c’est le puits sans fond des interprétations des textes, la bigarrure du style, la complexité et la hauteur de vue de cet auteur rebelle inégalable. Il invite, par exemple, à se demander qui se dissimule derrière le masque des mots, ou pourquoi les héros shakespeariens sont hantés par leur mauvaise conscience alors que les meurtriers actuels commettent banalement le Mal… Le documentaire intitulé Hamlet en Palestine, réalisé dans les territoires occupés lors de la tournée de la pièce (diffusé au Festival d’Avignon en 2013), témoignait là aussi de l’engagement du metteur en scène. Non seulement, il questionnait le pouvoir du théâtre au cœur d’un conflit où la vérité est affaire de point de vue, la capacité ou non de l’art à inquiéter (l’artiste et directeur du Freedom Theater Juliano-Mer-Khamis, fils de juive et d’Arabe, avait été assassiné). Mais il menait aussi l’enquête sur ce Juliano-Hamlet qui vivait sans repos à Jénine, qui oscillait entre « être ou ne pas être », « rêver peut-être » (en jouant) et dont la mort cessa d’ennuyer aussi bien la police israélienne que l’Autorité palestinienne…
On l’aura compris, la « curiosité enquêteuse et non résolutive » (à la Montaigne ³) de Thomas Ostermeier impressionne son public. Sa volonté de comprendre le monde et le théâtre, de ne pas verser dans le dogmatisme ou l’autosatisfaction. Son attention humble et délicate à l’humain et au vivre-ensemble. Son exigence. Son désir de créer des émotions fortes et accessibles, d’exalter l’énergie dionysiaque de l’existence. Les spectateurs français attendent déjà ses prochaines créations (Bella figura et la Mouette). Et certains rêvent de le voir monter des formes lyriques, épiques, toujours plus baroques et modernes… ¶
Lorène de Bonnay
- Le site http://concert.arte.tv/fr diffuse ces vidéos jusqu’au 21 juillet 2016. Il faut rappeler que la pièce d’Ibsen évoque le combat du Dr Stockman pour la vérité : il a découvert que les eaux des Thermes pour lesquels il travaille, et qui font prospérer la ville (dont son frère est le maire), sont polluées par les tanneries (que possède son beau-père). Plein de bons sentiments, il veut parler à la presse, mais se trouve peu à peu désavoué. Il tente alors une réunion publique avec ses concitoyens et développe l’idée problématique que « La majorité n’a jamais raison, la minorité a toujours raison ». C’est à ce moment de la représentation qu’un débat en direct s’instaure avec le public de la salle sur le thème de la démocratie.
- « Ne jugez point, et vous ne serez point jugés. Car le jugement que vous portez, on le portera sur vous, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous vous servez », dit l’Évangile selon saint Matthieu, auquel se réfère la pièce Mesure pour mesure de Shakespeare, montée par Ostermeier.
- Montaigne et la Curiosité nonchalante, Bénédicte Boudou et Nadia Cernogora.
Photo de Thomas Ostermeier : © Paolo Pellegrin
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