L’amour entre humour et férocité
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
« Qui a peur de Virginia Woolf ? » Ce titre, pour la plupart des sexagénaires, évoque le film de Mike Nichols avec Elizabeth Taylor et Richard Burton (1966). C’est pourtant, d’abord, une pièce d’Edward Albee, « Who’s Afraid of Virginia Woolf » (1962), adaptée en français, dès 1964, par Jean Cau avec une mise en scène de Franco Zeffirelli et Madeleine Robinson, dans le rôle de Martha. La version qu’en propose Dominique Pitoiset n’est pas une adaptation mais une traduction nouvelle due à Daniel Loayza. Établie sur le dernier texte revu par l’auteur, elle donne une nouvelle jeunesse à la pièce.
Le spectacle commence, avant même l’entrée des personnages, par une chanson, Who’s Afraid of the Big Bad Wolf ?, une scie empruntée au film de Walt Disney, The Three Little Pigs, les fameux Trois petits cochons que tous les enfants connaissent encore de nos jours. La romancière anglaise Virginia Woolf ne figure que par accident dans cette pièce : dans une party antérieure au début de la pièce, quelqu’un a transformé la chanson originale en Who’s Afraid of Virginia Woolf ? et les personnages se disputent pour savoir si cette parodie est drôle. Le titre original, lui, est important puisque Edward Albee indique qu’il faut comprendre « Qui a peur de vivre une vie sans illusions ? ».
Le décor est dépouillé au maximum. Au centre du plateau, se dresse une enceinte en verre lumineux de couleur blanche, évoquant un ring de lutte ou de boxe, dont l’un des personnages est un ancien champion universitaire. Elle est meublée d’un grand lit-canapé et de deux fauteuils en cuir blanc. En dehors, en fond de scène, se dresse un bar, également blanc. Cet intérieur, très design chic, évoque bien le milieu social des propriétaires : George, universitaire, professeur associé au département d’Histoire et Martha, son épouse, fille du président de la même faculté. Ce couple de quadragénaires aisés va recevoir, après une soirée déjà bien arrosée et alors qu’il est près de deux heures du matin, un couple de jeunes gens, fraîchement arrivés dans cette université : Nick, professeur de biologie, et Honey, son épouse. Le huis clos est installé, le pugilat peut commencer. Il va durer jusqu’à l’aube.
Joute verbale
L’affrontement concerne le couple qui reçoit, évidemment, mais leurs hôtes ne sont pas épargnés. C’est aussi un conflit entre sexes et entre générations. Seules, les deux femmes ne se déchirent pas directement entre elles. Le combat est sans pitié, cruel. Il cherche à faire mal à l’autre, sans relâche et toujours plus fort. Tout le mode de vie, et les choix qui le sous-tendent, de ces couples distingués y passe : l’amour, la carrière, les relations sociales… jusqu’à la nausée : Honey vomit beaucoup.
La violence est ici essentiellement verbale. La langue est au centre de la pièce, c’est dire l’importance de la nouvelle traduction due à Daniel Loayza, l’habituel complice de Georges Lavaudant. Loayza a choisi le registre courant et une langue directe, limpide, qui fait mouche à tous coups. Le conflit nous est contemporain, et le spectateur prend la violence morale directement dans l’estomac. Le décor et la mise en scène, très dépouillés, resserrent la pièce autour de la joute verbale. Le dérisoire, le grotesque, la souffrance de l’humiliation, le jeu cruel autour de la vérité et de l’affabulation sont immédiatement donnés à voir et à ressentir. Il arrive qu’on rie, mais c’est d’un rire amer.
Mécanique implacable
Le texte d’Albee est remarquablement servi. Nadia Fabrizio est une Martha tantôt pathétique, tantôt grotesque, manipulée et manipulatrice. L’alcool et ses fantasmes en ont fait une ruine qui feint de croire en sa splendeur. Deborah Marique est réjouissante dans le rôle de la pauvre Honey, nunuche un peu coincée que l’alcool libère peu à peu et qui laisse voir à nu toute sa vulgarité. Cyril Texier est ce jeune professeur bon chic bon genre jusqu’à ce que la carapace craque et dévoile le bellâtre un peu veule, fier de ses muscles et de ses succès universitaires, mais qui ne répugne pas aux petites manœuvres pour faire avancer sa carrière. Dominique Pitoiset, enfin, est un George à l’intelligence diabolique. Un raté social, sans doute, que sa femme humilie, mais qui manipule tout le monde et tient à révéler l’abjection générale jusqu’à la fin du tonneau. S’il fallait une réserve, elle porterait sur les intermèdes vidéo qui séparent les différents actes, où l’on voit une caméra explorer longuement, trop longuement, les couloirs d’une université vide.
Sur un rythme peut-être un peu lent, Dominique Pitoiset nous entraîne dans la mécanique implacable inventée par Albee. Tout commence comme dans un vaudeville et tout finit en tragédie. La tension dramatique va croissant jusqu’à son apogée. Elle ne retombe qu’une fois tout accompli, le couple de George et Martha réuni dans la souffrance et la douleur acceptée, jusqu’à la prochaine fois. ¶
Jean-François Picaut
Qui a peur de Virginia Woolf ?, d’Edward Albee
Traduction de Daniel Loayza
Mise en scène et scénographie : Dominique Pitoiset
Avec : Nadia Fabrizio, Dominique Pitoiset, Deborah Marique, Cyril Texier
Dramaturgie : Mariette Navarro
Assistant à la mise en scène : Gilbert Tiberghien
Lumières : Christophe Pitoiset
Son : Michel Maurer
Costumes : Odile Béranger
Photo : © Franck Perrogon
Production : Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine avec la participation du Jeune Théâtre national
Théâtre national de Bretagne, salle Vilar • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du 15 au 19 février 2011 à 20 heures
Durée : 2 heures
24 € | 12 € | 10 €