Un enchanteur perdu
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Gwenaël Morin, dans le cadre du projet « Démonter les remparts », monte cette année le roman de l’Espagnol Miguel de Cervantès. Comme dans « Le Songe », il embarque une équipée d’acteurs cinquantenaires dans « une sorte de jeu d’enfant, de théâtre fantasmé ». Mais l’allégresse et la folie débridée – communes aux deux œuvres, sous des formes différentes – laissent place ici au désenchantement.
« On ne cesse de comprendre autrement un livre », explique le metteur en scène. Or, le premier des romans modernes, Don Quichotte, avec ses deux parties publiées à quelques années d’intervalle (1605 et 1615) truffées de références, citations et poèmes, sa critique et sa célébration du romanesque, son réalisme et sa dérision, sa parodie de la chevalerie, les interventions de l’auteur, ne se laisse pas aisément attraper. L’adaptation propose quelques épisodes attendus, d’autres moins, sans que l’on comprenne bien ces choix, si ce n’est que ce sont eux qui ont suffisamment transformé l’artiste pour lui donner envie de les métamorphoser en matière théâtrale.
Le spectacle commence déjà par l’incipit de la narratrice Marie-Noëlle Guenod, face public, qui introduit les informations essentielles, avec sa tonalité singulière. Un gentilhomme vivant dans une bourgade de la Manche, assez laid (surnommé Quixada, Quesada ou Quixana, « selon les divers auteurs qui l’évoquent » ), dévore des romans de chevalerie dans lesquels le héros amoureux se débat dans un monde surnaturel ou baroque. L’hidalgo d’une cinquantaine d’années va même jusqu’à vendre ses terres pour emplir son imagination des aventures promises par ses lectures. Il ne dort plus. Alors, il décide de confronter ses désirs, sa philosophie de vie émanant de ces ouvrages, au réel (dominé par l’argent, la religion, la violence) : il devient chevalier errant pour redresser les torts, défendre les nécessiteux et acquérir une renommée. Changer le monde ! Il prépare donc son armure (en carton), sa monture (une rosse), change de nom et se trouve la « dame de ses pensées », une fille de laboureur qu’il connaît à peine et baptise Dulcinée.
Un jour brûlant de juillet, il entame sa « première sortie ». On assiste alors, notamment, à une cérémonie d’adoubement burlesque dans une auberge perçue comme un château, à un défi lancé à des chevaliers « blasphémant » contre la beauté de Dulcinée. Don Quichotte a beau s’échiner à vouloir donner à la réalité la forme de ses illusions, il perd ce qu’il imagine être de grands combats épiques. Il est de plus en plus fourbu, affamé, perdu.
Jeanne Balibar l’incarne avec énergie. Elle souligne aussi son délire doux-amer, son absence au monde, sa solitude, son mélange d’aveuglement et de lucidité (« je sais qui je suis et qui je peux être »). L’actrice aurait pu être poussée plus loin dans ces deux directions : du côté d’une extravagance joyeuse du héros voyant, hallucinant des « choses inouïes », et du côté d’un vacillement plus profond, du déchirement.
Faut-il ressusciter les valeurs de la chevalerie errante ?
Sauvé par son voisin Pierre Alonzo, de retour chez lui, Quichotte tâche de se remettre. Sa nièce, le curé, la narratrice le protègent de ses folies avec délicatesse, en entrant dans son jeu et en le débarrassant de sa bibliothèque. La scène de l’autodafé est assez fameuse, d’autant que certains livres – inspirant la majorité des auteurs des XVIe et XVIIe siècles – échappent au feu (comme Amadis de Gaule d’Ordoñez de Montalvo ou Roland furieux de L’Arioste). S’ensuit une « réunion » entre personnages, personnes, spectateurs, une sorte de commentaire méta (romanesque et théâtral) qui questionne la nécessité de ressusciter les valeurs de la chevalerie errante aujourd’hui. Pour le protagoniste, même un chevalier « à la triste figure » est « estimable » car il agit, il combat la peur, il résiste. Voilà pourquoi Don Quichotte se lance alors une « seconde sortie », de nuit, pour propager sa lumière. Il convainc son écuyer Sancho Pança de l’accompagner, en lui promettant de devenir « gouverneur des îles ». Ils se battent alors contre les fameux moulins (qui ne sont guère des géants) ou contre des moines. Et multiplient les aventures.
Le rythme de la pièce nous surprend : si ralenti par rapport aux précédentes. Pourtant les rebondissements ne manquent pas dans ce roman héroïque et parodique ! Les transitions entre un épisode et l’autre sont parfois trop sensibles : l’ennui s’installe, le désenchantement nous gagne. Les registres épique, lyrique, satirique sont dominés par un pathétique et un tragique cruels. L’humour, l’idéalisme, la charité, la bonté, l’humanité, la poésie du héros sont brisés par les moqueries ou la violence qu’il subies.
Certes, les trouvailles de mise en scène, les changements à vue, les chansons, le travail de lumière, la participation du public, les accessoires « pauvres » et enfantins, les acteurs (toujours décalés) qui jouent des rôles de théâtre (l’assistant metteur en scène qui prend des notes par exemple), de conteur, et plusieurs personnages – animaux inclus – conservent une belle efficacité. L’ensemble exprime une vision du théâtre qui nous touche. Jeanne Balibar et Marie-Noëlle (grâce à leur présence, leur jeu, les projections qu’ils suscitent) réinventent Quichotte : au-delà du genre, un humain errant plein d’amour, allant à la rencontre des autres, de la nature, d’une image de soi-même, de ses idéologies, affrontant la brutalité et l’injustice du monde.
Mais la lenteur du rythme, le choix de souligner l’épuisement physique et psychique de l’hidalgo, tout au long du spectacle, finit par nous lasser. « Fantôme dans la vie et réel dans la mort, tel est le sort du pauvre Don Quichotte ». Le personnage est trop déchirant, pas assez vivant. Heureusement que la référence à des « cahiers arabes » évoquant la suite de son histoire (qui annoncent avec malice l’édition 2025 et la langue choisie) achève la représentation de façon ouverte et prometteuse ! 🔴
Lorène de Bonnay
Quichotte, d’après Miguel de Cervantes
Don Quichotte de Miguel de Cervantes, traduction Jean-Raymond Fanlo, est publié aux éditions Le Livre de Poche Adaptation, mise en scène et scénographie : Gwenaël Morin Compagnie Gwenaël Morin
Avec : Jeanne Balibar, Thierry Dupont de la compagnie de l’Oiseau Mouche, Marie-Noëlle, Gwenaël Morin
Lumière : Philippe Gladieux
Assistanat à la mise en scène : Léo Martin
Durée : 1 h 45
Jardin de la rue de Mons – Maison Jean Vilar • rue de Mons • 84000 Avignon
Du 1er au 20 juillet 2024, à 22 heures
De 10 € à 30 €
Réservations : 04 90 14 14 14 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, 78e édition du 29 juin au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici
Tournée ici, dont :
• Du 18 au 21 septembre, Bonlieu scène nationale d’Annecy
• Du 26 septembre au 12 octobre, La Villette, à Paris
• Du 15 au 18 octobre, TnBa, Théâtre national Bordeaux Aquitaine
En lien avec le spectacle :
Les Belles heures des auteurs, Arcena, le 11 juillet à la Maison Jean Vilar, avec France Culture, célèbre Don Quichotte : Quichotte hier et aujourd’hui : faire de la fiction sa réalité ? avec Gwenaël Morin et le Feuilleton en quatre épisodes Quichotte sauve le monde ! (en savoir plus ici et lire l’article sur l’édition 2023 ici)
France Culture Quichotte à l’assaut de la littérature, avec Gwenaël Morin et Henrique Vila-Matas Ateliers théâtres gratuits ouverts à toutes et tous avec Gwenaël Morin, les 6, 13 et 20 juillet de 10h30 à 13 h 30 à la Maison Jean Vilar
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Le Songe, Gwenaël Morin, Festival 2023, par Lorène de Bonnay
Photos : © Christophe Raynaud de Lage