Rêve ou cauchemar ?
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
James Thierrée n’a pas son pareil pour nous embarquer dans son monde imaginaire infusé de poésie. Dans « Raoul », il explore de bien mystérieuses contrées mêlant, toujours avec autant de talent, arts du cirque et théâtre gestuel. Créé la saison passée, ce spectacle est repris au Théâtre de la Ville pour quelques représentations exceptionnelles.
Après la Symphonie du hanneton, la Veillée des abysses et Au revoir parapluie, James Thierrée a choisi, pour son dernier spectacle, un titre moins évocateur qui ne manque pas d’interpeller le spectateur habitué à ses virées poétiques, à ses épopées sublimes. Mais qui est donc ce Raoul qui semble courir après son ombre ?
Les premières images nous rassurent vite : toutes voiles dehors, les grands tissus blancs qui recouvrent la scène claquent déjà au vent. Promesses d’un voyage au long cours… Oui, James Thierrée va encore nous transporter au pays de ses rêves. À moins que ce ne soit des cauchemars… Nous irons loin, très loin de tout ce que nous pouvons imaginer. Pourtant, l’histoire qu’il nous raconte (sans un mot, sinon quelques borborygmes !) a à voir avec le plus intime de chacun de nous, nos névroses, mais aussi avec la misère humaine que nous côtoyons de plus en plus dans les sous-bois, sous les ponts, au coin de nos rues.
Raoul est-il un fou ? Un S.D.F. ? Un ermite utopiste ? Un fantôme tentant de dompter ses chimères ? En tout cas, ce pauvre homme, qui se bat contre ses propres démons pendant près de deux heures, se cherche beaucoup. Plutôt agité du bocal, Raoul !
La scénographie, mouvante et déglinguée, est parfaitement adaptée. Presque un personnage à part entière ! Et si cet antre de bric et de broc dans lequel vit ce doux dingue était son cerveau ? Raoul se cogne contre les murs, perd pied, se raccroche aux éléments qui se dérobent sans cesse autour de lui, tente de domestiquer les accessoires aux réactions inattendues, comme les perches de son tipi en métal qui prennent vie sous nos yeux ébahis. Jeu de Mikado géant, ces longs tubes forment aussi une magnifique sculpture, entre un lustre qui pourrait aider à y voir plus clair et une gigantesque araignée stylisée, celle que Raoul a manifestement à son plafond ! Insomnie, amnésie, t.o.c., paranoïa, schizophrénie, le personnage n’a aucun répit. Jusqu’au « pétage de plombs » ! Son cas est vraiment désespéré. Il semble atteint de drôles de pathologies.
« Psychophrène »
Et si James Thierrée était en fait à la recherche de son double ? Côté face, en pleine lumière : un artiste accompli. Côté pile : un homme qui doute, comme l’illusionniste qui se joue de la réalité, comme son personnage qui se cache derrière les rideaux au début du spectacle. Enfant de la balle, James Thierrée sait en effet qu’il faut travailler son instrument, sans relâche. Petit-fils de Charlot, fils de Jean‑Baptiste Thierrée et de Victoria Chaplin (qui reprennent leur Cirque invisible au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 14 janvier 2012, il a dû se faire un nom. Quelle lignée ! Mais il a su relever ce défi de taille avec brio. Et c’est sans doute parce qu’il est très exigeant envers lui-même qu’il nous livre des spectacles si réussis.
Seul en scène, James Thierrée est quand même bien entouré, notamment avec sa mère qui a conçu le bestiaire, ces drôles de créatures qui viennent établir un semblant de communication. Poisson, méduse, oiseau, éléphant, sont autant de visions, tantôt oniriques, tantôt cauchemardesques, qui renvoient le personnage à sa terrible solitude. Rebelle, Raoul a des désirs fous de liberté, de rencontres et d’évasion. Reste qu’il a bien peu de chances d’échapper à cette inexorable descente aux enfers. En marge, il ne parvient à franchir les frontières que pour mieux retomber dans d’autres pièges. Jamais à l’abri, le bougre ! Comme un Robinson à la dérive…
Mime inquiet, James Thierrée jongle avec l’impossible. Acrobate hors pair, il n’abat les murs que pour mieux dormir debout. Clown triste, il mêle habilement tragique et burlesque. Car nageur en eaux troubles, il refait surface tant bien que mal pour ne jamais sombrer complètement. Une pirouette, et c’est tout un monde qui retombe sur ses pieds. Magicien, il danse aussi comme un beau diable. Ange déchu qui aurait retrouvé ses ailes, il s’envole enfin, transfigurant nos angoisses en performances toutes plus poétiques les unes que les autres.
Le spectacle souffre bien de quelques longueurs. Mais c’est le prix à payer pour laisser notre imaginaire s’imprégner de tant d’images époustouflantes. On peut aussi regretter la part de mystère qui s’évente, par exemple dans la scène finale, quand la mise en scène choisit de nous montrer la grue articulée qui permet à Raoul de voler. Dévoiler ses « trucs », casser l’illusion, exhiber la machinerie, est malgré tout un hymne magnifique à l’artisanat de la scène, dont James Thierrée est décidément un grand représentant. C’est parce qu’il en maîtrise totalement les ficelles qu’il a peut-être voulu nous signifier qu’il va à présent prendre un peu le large, explorer d’autres arts, comme le cinéma, vivre d’autre rêves pour revenir au spectacle vivant, encore plus fort, encore plus extraordinaire. ¶
Léna Martinelli
Raoul, de James Thierrée
Cie du Hanneton
Mise en scène, scénographie et interprétation : James Thierrée
Costume, bestiaire : Victoria Thierrée
Musique électronique : Matthieu Chedid
Son : Thomas Delot
Lumières : Jérôme Sabre
Interventions scéniques : Medhi Duman
Interventions artistiques : Kaori Ito, Magnus Jakobsson, Bruno Fontaine
Assistanat à la mise en scène : Lætitia Hélin, Sidonie Pigeon
Photos : © Richard Haughton
Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
http://www.theatredelaville-paris.com/
Du 28 décembre 2011 au 10 janvier 2012 à 20 h 30, dimanche à 17 heures, mardi 10 janvier 2012 à 19 heures, relâche dimanche 1er janvier, jeudi 5 janvier, lundi 9 janvier 2011
Durée : 1 h 40
29 € | 23 € | 16 €
Tout public à partir de 8 ans