« Rêves », Cie Inshi, Grand T, « Une Nuit 100 % femmes », Onyx, la Nuit du Cirque 2023, Territoires de cirque

reves-cie-Inshi © alex-ivanov

Tous azimuts !

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Cap à l’Ouest pour La Nuit du Cirque, plus précisément à Nantes pour découvrir « Rêves », première coproduction de Territoires de cirque programmée par le Grand T. Après ce spectacle porté par sept circassiens exceptionnels issus de l’École nationale de cirque de Kiev, direction Onyx, pour « Une Nuit 100 % femmes. La Nuit du Cirque bouscule les habitudes de diffusion et cette initiative originale en est la parfaite illustration. Ce fut une nuit irradiée par de fortes présences, celle d’Ukrainiens venus témoigner de leur exil, en temps de guerre, et celle de femmes puissantes, engagées dans des combats sociétaux et intimes.

La 5édition de la Nuit du Cirque est marquée par une nouveauté de taille : la coproduction d’un spectacle, et pas n’importe lequel, puisque Rêves est une création de la compagnie Inshi des Ukrainiens exilés Roman Khafizov et Volodymyr Koshovyi. Ces acteurs majeurs du cirque à Kiev sont très actifs en matière de formation de jeunes talents. Le premier a joué dans la création My Land de la cie Recirquel (meilleure production 2018 au Fringe Festival d’Edimbourg). L’activité d’Inshi s’est interrompue lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Rêves a pu être créé, en co-organisation avec le Grand T et avec le soutien d’Angers Nantes Opéra (découvrir les coulisses de ce projet solidaire sur le blog du Carré Magique).

En soutien à des artistes exilés

Les conditions de production sont évidemment particulières : les artistes ou techniciens ne peuvent se déplacer hors des frontières qu’avec des autorisations octroyées par le ministère de la Culture ukrainien. Et certains ont quitté le projet pour rejoindre leur famille ou le front : résultat, de quinze (dans leur 1ère création), ils sont passés à sept, car les femmes se sont exilées avant, aux États-Unis.

« Il s’agit de maintenir ou de créer des espaces d’échanges afin de sauvegarder un patrimoine, une culture, pour s’assurer qu’elle demeure vivante », souligne Delphine Poueymidanet dans l’entretien qu’elle nous a accordé. « La mobilisation du réseau pour accompagner la création de Rêves a été massive, spontanée et a créé une nouvelle forme d’émulation. C’est la possibilité pour Territoires de Cirque de renforcer sa capacité de collaboration et d’expérimenter de nouveaux modes de coopération, à un moment où nous repensons nos modèles. »

« C’est aussi l’occasion pour nous de découvrir un cirque que nous connaissons peu, différent de l’école française, très exigeant techniquement », poursuit-elle. En effet, la virtuosité impressionne. En Ukraine, chaque interprète exécute généralement le même numéro, travaillé pendant des années, donc, dans des contextes différents (cabarets, festivals, etc.). Toutefois, les artistes de Rêves ont développé une nouvelle partition.

Résistance

Pour éviter une succession fastidieuse de numéros individuels, Roman Khafizov s’est aussi entouré de collaborateurs pour chorégraphier les transitions et diffuser en voix off, la retranscription des rêves de tous les interprètes. La thématique s’exprime par des mots simples et des gestes parfois théâtraux, le rapport de chacun à leur agrès. Une approche inévitablement modifiée par les événements.

Pourvu que ces rêves ne soient pas des utopies ! Car ce spectacle sur la jeunesse, l’amitié et des moments heureux d’Ukrainien avant l’invasion, est imprégné de la guerre. Le récit évoque des peurs, des angoisses liées aux séparations, aux déchirements. Les tensions dans les corps sont exacerbées et l’expressivité traduit moult états d’âme. Aux contorsions et démonstrations de force, on préfère les tableaux où l’interprète prend le temps d’installer une ambiance, comme Andrii Humeniuk, un acrobate particulièrement inspiré dont le combat soulève beaucoup d’émotions, ou encore Maksym Vakhnytskyi, d’une grande sensualité avec sa corde.

Allégorie de la liberté, Rêves délivre avant tout un message de paix. Ici, la quête de la performance traduit la résistance d’un peuple, mais les artistes contribuent avant tout à faire découvrir leur culture, une alternative au bruit assourdissant des armes, une affirmation des pouvoirs de la création. D’ailleurs, on aurait préféré plus de chants ukrainiens, plutôt que ces morceaux romantiques ou archiconnus, comme le Boléro. Toutefois, ici au Théâtre Graslin, dans le temple de l’opéra et du classique, le public était en liesse. Et le spectacle ne fait que commencer sa tournée. Relevons aussi l’ouverture récente d’une antenne de l’Institut ukrainien en France qui favorisera la diffusion de la culture ukrainienne et des projets de coopération avec des acteurs culturels français.

Une Nuit décoiffante à Onyx !

Le format ouvert de La Nuit du Cirque permet à de nombreuses structures de sortir des temporalités habituelles pour imaginer des propositions insolites. C’est le cas de Onyx, scène conventionnée d’intérêt national, art et création pour les arts chorégraphiques et circassiens, qui méritait vraiment le détour. Déjà, quelle expérience de passer du Théâtre Graslin à cet immense cube noir, imaginé en 1988 par l’architecte Myrto Vitar du cabinet Jean Nouvel, au cœur d’un grand pôle commercial de la périphérie nantaise !

Accueillie comme un membre d’une grande famille, on s’y sent immédiatement à l’aise et on ne sait plus où donner de la tête. La Nuit s’étendait sur 12 heures, avec une formule de 5 spectacles 100 % féminins et autant d’intermèdes allant de mini-concerts au stand de décoiffage, en passant par l’espace siestes, des respirations bienvenues. De 19 heures à l’aube, le public a répondu présent en grand nombre et bien apprécié cette Nuit « hors norme, hors genre, hors du commun », comme c’est écrit dans la note d’intention. De quoi être bien azimutée !

Outre la convivialité et l’organisation sans faille (tout fait maison !), saluons la qualité de la programmation, à l’image de celle concoctée cette saison par Gaëlle Lecareux. D’ailleurs, on retrouve les artistes associées (Anaïs Veignant, Pauline Dau et Vivi Roya) et des artistes habituées du lieu : « Pour notre première Nuit du Cirque, notre programmation s’étalait sur 96 heures, un festival à part entière. La suivante, nous avons dédié des soirées à des équipes artistiques. Cette année, nous avons voulu souligner le soutien et l’accompagnement à la création artistique féminine, un des axes de notre projet », explique la directrice.

Renforcer la visibilité des circassiennes

Sans renoncer à explorer l’intime, le cirque s’exprime sur l’actualité – et la représentativité des femmes est un vrai sujet – allant de plus en plus loin dans les prises de parole ou de position : « Ce n’est pas une histoire de quota, ni même de parité », tient pour autant à préciser Gaëlle Lecareux. Sauf que celle-ci donne un réel coup de projecteur sur la création circassienne.

Ces merveilleuses artistes se sont livrées avec plus ou moins d’insolence, ont en tout cas exposé leurs fragilités comme leurs forces. Dans L’Hiver rude, La Générale Posthume s’attaque au patriarcat en promettant « du sang, des rires, de la sueur, et des larmes » : « Elle fait respirer plus large et ouvre la voie à un cirque post-genres » (lire la critique de Laura Plas).

Dans Re-mue, Anaïs Veignant (cie de la Liberté) donne à voir sa métamorphose, depuis qu’elle est devenue maman. Bien construit, son récit autobiographique en voix off remet les pendules à l’heure : « On projette beaucoup de choses sur une trapéziste, elle doit être jolie et souriante. J’ai donc voulu déconstruire », confie-t-elle. Désormais au ras du sol, loin de la quête de la perfection, la voilà prête à prendre un nouvel envol, depuis un agrès fixe. Son « manifeste chuchotée » lui permet d’éclore, tout en délicatesse, de changer d’ère, sans renoncer à l’exigence de sa discipline. Une esthétique brute d’une grande sensibilité.

Samantha Lopez (cie la June) s’accroche aussi à son trapèze. Asthmatique depuis son enfance, elle respire, siffle et chante dans un mouvement suspendu, une narration sans mot, qui met en avant la nécessité de vivre. Déjà, quel beau titre Asthma furiosa ! Cette bulle au bord du vide, partagée avec le public dans une grande proximité, est un murmure, une invitation à retrouver son souffle, en douceur.

Flash, cash et trash

La suite a détoné avec ces échappées poétiques. En collaboration avec Angèle Guilbaud et Constanza Sommi, Pauline Dau a présenté un solo dans le triptyque les Trois Grâces, des nanas qui ne manquent pas d’air et ne font pas vraiment dans la délicatesse ! C’est bien pour ça qu’on les aime. Là encore, on se questionne sur le corps et sa finitude : « Elles sont trois, elles sont crues et elles aiment hurler de rire et exhiber leurs défauts ». Ce kaléidoscope dadaïste a cartonné.

« Quarantaines », Véronique Tuaillon © Bruno Dupuis

Encore plus cash, carrément trash, Véronique Tuaillon met les pieds dans le plat ! La crise de la quarantaine devient le prétexte à évoquer avec tendresse et humour, mais sans tabou, les questions de solitude, de sexe, de liberté. Quelle dégaine ! Surtout, ce personnage à grandes dents perché sur hauts talons sait tout faire : boxe, musique, magie, cascade, contorsion, et avant tout, ce qu’elle préfère au monde, camper son clown. Du rire jaune à l’humour noir, Christine nous en fait voir de toutes les couleurs. Sa douce folie nous met KO debout.

Jusqu’au bout de la nuit, ces femmes-là ont eu le souffle et la niaque pour traiter de sujets graves, comme la mort, les violences, la discrimination, pour témoigner et dénoncer. Comment résister aux injonctions, bousculer les clichés ? Quel sens trouver à la vie ? Beaucoup évoquent la vulnérabilité, les échecs, mais aussi les victoires sur les oppressions de toutes sortes. Ici, pas vraiment d’exploits circassiens. Pourtant, on est bluffé par le cran de ces artistes, la pertinence de leurs propos et la recherche tous azimuts. Ces femmes puissantes défendent haut et fort leurs idées, se racontent avec générosité et poésie.

Entre ce premier spectacle très physique et ces performances qui dynamitent les genres ou donnent la part belle aux pas de côté, on a donc pu apprécier toute la variété du cirque actuel. Un beau reflet de cette Nuit aux mille visages, hors norme. 🔴

Léna Martinelli


Rêves, de Roman Khafizov

Cie Inshi
Mise en scène : Roman Khafizov
Avec : Vladyslav Holda (jongleur), Maksym Vakhnytskyi (Corde lisse), David Yemishian (Jongleur aux anneaux et balles), Anton Managharov (équilibriste), Kostiantyn Korostylenko (jongleur), Andrii Bobrovnyk et Andrey Humeniuk (duo acrobatique), Mykhailo Makarov (danseur en caoutchouc)
Durée : 1 h 10
Dès 8 ans

Le Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique,au Théâtre Graslin • 1, place Graslin • 44000 Nantes
Du 15 au 17 novembre 2023
Tournée :
• Le 25 novembre, L’Éclat, à Pont-Audemer
• Les 15 et 16 décembre, Carré magique, PNC, à Lannion
• Le 20 décembre, Agora, PNC Boulazac Aquitaine
• Les 22 et 23 décembre, Le Sirque, PNC Nexon Nouvelle-Aquitaine
• Le 9 février 2024, Transversales scène conventionnée cirque, à Verdun

100 % femmes

5 spectacles et des intermèdes, du 17 novembre à 19 heures, au 18 novembre à 6 heures

Onyx, scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la danse et les arts du cirque • Pôle Atlantis • 1, place Océane • 44800 Saint-Herblain
Tel. : 02 28 25 25 00

Dans le cadre de La Nuit du Cirque, 5e édition, du 17 au 19 novembre 2023

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Entretien avec Delphine Poueymidanet, secrétaire générale de Territoires de Cirque, par Léna Martinelli

Photos :
• Une, mosaïques 1 et 2 : Rêves, cie Inshi © Alex Ivanov
• Mosaïque 3 : Théâtre Graslin ; Onyx, Théâtre de Saint-Herblain © DR
• Mosaïque 3 : • Quarantaines, Véronique Tuaillon © Bruno Dupuis ; Re-mue, Anaïs Veignant © Laetitia Lopez ; L’Hiver rude, La Générale Posthume © Francis Rodor

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