Delphine Poueymidanet, Territoires de cirque, Entretien, la Nuit du Cirque 2023

Delphine-Poueymidanet -territoires-de-cirque-nuit-du-cirque © Günther-Vicente.jpg

« Consolider le secteur et amplifier la visibilité du cirque »

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Pendant 72 heures, plus de 200 structures culturelles s’associent pour réaliser cette 5e édition de La Nuit du Cirque. Au total, ce sont 268 rendez-vous en France et à l’étranger, du 17 au 19 novembre. Rencontre avec Delphine Poueymidanet, secrétaire générale de Territoires de Cirque, qui a initié et anime cet événement, avec le soutien du ministère de la Culture.

Comment l’association Territoires de Cirque œuvre-t-elle à la reconnaissance des arts du cirque ?

Territoires de Cirque agit à plusieurs niveaux. La logique de réseau permet l’émergence de nouvelles coopérations entre les structures membres de Territoires de Cirque et celles, extérieures, en lien avec ces dernières. Nous collaborons également avec d’autres réseaux engagés dans la production et la diffusion du cirque à échelle régionale, comme les réseaux Grand CIEL dans la région Grand-Est ou Cirq’Aura, en Auvergne-Rhône-Alpes, ainsi qu’à échelle nationale ou internationale avec Circostrada et circusnext. Nous sommes aussi en lien permanent avec les représentants des autres réseaux nationaux du spectacle vivant. Ces synergies et collaborations viennent consolider le secteur et amplifier la visibilité du cirque.

La diversité des structures que regroupe l‘association constitue depuis longtemps un véritable atout en termes d’ancrage dans les territoires. Elle permet de rassembler des expertises au plus près des réalités du secteur. À ce titre, Territoires de Cirque est devenu un interlocuteur privilégié des représentants culturels professionnels et institutionnels. Nous œuvrons à concevoir des solutions partagées avec les différents acteurs du secteur et avec les partenaires publics, afin que le cirque soit reconnu à sa juste place dans le cadre des politiques culturelles publiques locales et nationales.

Ses membres sont pour la plupart affiliés à des syndicats, avec lesquels nous partageons notre actualité et que nous sollicitons sur certaines questions. Aux côtés des autres acteurs de la filière et avec le ministère de la Culture, nous traitons collectivement de nombreux sujets : le statut de l’artiste de cirque en entraînement, les violences et harcèlement sexuels et sexistes dans le cirque, le cirque durable, comment mieux produire et mieux diffuser… Ce travail est moins visible pour le grand public que La Nuit du Cirque, qui donne un réel coup de projecteur annuel sur la création circassienne, mais il reste fondamental pour la reconnaissance des arts du cirque.

Territoires de Cirque au Festival Circa 2023, à Auch

Après le changement de format, la version numérique, cette année est marquée par une nouveauté importante : la coproduction d’un spectacle. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est une première effectivement. La compagnie Inshi a été créée en Ukraine par Roman Khafizov et Vladimir Koshevov, acteurs majeurs du cirque à Kiev. Très actif en matière de formation de jeunes talents, le premier a aussi été interprète dans plusieurs productions de compagnies françaises. L’activité d’Inshi s’est interrompue lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022.

Le spectacle Rêves sera créé lors de La Nuit du Cirque à Nantes, au Théâtre Graslin, en co-organisation avec le Grand T et avec le soutien d’Angers Nantes Opéra. Les conditions de production sont évidemment particulières : les artistes ne peuvent se déplacer hors des frontières qu’avec des autorisations octroyées par le ministère de la Culture ukrainien. Et certains artistes ou techniciens ont quitté le projet pour rejoindre leur famille ou le front.

Le soutien à un pays plongé dans un conflit est aussi culturel. Il s’agit de maintenir ou de créer des espaces d’échanges avec les artistes afin de sauvegarder un patrimoine, une culture, pour s’assurer qu’elle demeure vivante. En l’occurrence, ce sera l’occasion pour nous de découvrir un cirque que nous connaissons peu, différent de l’école française, très exigeant techniquement, qui s’exprime majoritairement sous la forme de numéros. Rêves se veut être un spectacle sur la jeunesse, l’amitié et les moments les plus heureux de la vie de chaque ukrainien avant l’invasion.

Ce fonds de production représente un réel engagement dans la durée. Quel est son impact ?

La mobilisation du réseau pour accompagner la création de Rêves a été massive, spontanée et a créé une nouvelle forme d’émulation. C’est la possibilité pour Territoires de Cirque de renforcer sa capacité de collaboration et d’expérimenter de nouveaux modes de coopération, à un moment où nous repensons nos modèles de production et l’organisation des tournées des spectacles.

C’est aussi une façon de soutenir le développement de certaines écritures dont l’économie est plus fragile, dédiées comme cette année à un « cirque d’actualité », formulé dans une urgence qui lui est aussi constitutive, mais également à la jeunesse ou à l’espace public. La suite du projet est en cours de finalisation et recevra, nous l’espérons, le soutien du ministère de la Culture en 2024.

Vous n’en demeurez pas moins attachés à la diversité des esthétiques. Que reflète ce riche panorama que propose la Nuit du Cirque ?

La Nuit du Cirque a pour objectif de montrer la diversité du cirque actuel. Il n’y a pas de ligne artistique prédéfinie. Les artistes créent librement et les lieux programment sans contrainte. Certaines propositions font spectacle d’une recherche formelle, de l’exploration d’un nouveau langage, d’autres exploitent davantage les ressorts du divertissement. Les formes, les formats, les sujets, les adresses sont multiples.

Cela étant, au-delà de ces différentes approches, La Nuit du Cirque permet d’observer certaines nouvelles orientations. La 3édition donnait à voir des corps fébriles, encore diminués par le long arrêt du travail imposé par la pandémie. Une période où nous avons constaté la multiplication des solos ou duos qui exploraient les variations de l’intime, dans un rapport au monde jamais expérimenté.

La 4édition faisait apparaître une forme de libération de l’énergie des circassiens. Elle s’exprimait notamment par l’envie de porter des grandes formes avec de nombreux interprètes. Dans cette continuité, nous pourrons découvrir ou redécouvrir, lors de cette 5édition, le travail du collectif Le Petit Travers, de la compagnie Les 7 doigts de la main ou du Groupe acrobatique de Tanger avec FIQ ! (Réveille-toi !).

Quelles sont donc les grandes tendances actuelles ?

Le cirque n’a pas renoncé à explorer l’intime et à s’exprimer sur des sujets d’actualité. Il va au contraire de plus en plus loin dans ses prises de parole ou de position. Une sorte d’ouverture se renforce encore davantage aujourd’hui. Elle montre peut-être le besoin de nouvelles porosités interculturelles.

On ne fait pas de pacte avec les Bêtes, la nouvelle création de Justine Berthillot et Mosi Espinoza, est nourrie des voyages en Amazonie péruvienne des deux artistes et de leur passion pour cette terre et ses habitant.e.s. Ils y dénoncent la folie de l’homme occidental, sa soif de conquête et les luttes que suscite sa voracité. La Cie La Meute crée Newroz, un concert cirque aux sonorités persanes, qui relate comment la double culture d’un homme en fait le sujet d’une crise identitaire qui se résout dans le mouvement. Pour créer Au hasard dans le vacarme, Mika Kaski s’est demandé comment des peuples géographiquement éloignés pouvaient partager une même façon de penser, de regarder le monde. Il tente, avec un humour décalé, de percer les mystères de notre nature humaine, capable des plus grandes horreurs, comme des plus belles douceurs.

Autre tendance, le cabaret, dont la codification initiale est réinvestie : Yann Frisch en crée un à l’Esplanade des Terres Neuves (à Bègles), le Cirque Baraka, à La Grainerie, le Cirque du Docteur Paradi, au Cirque Jules Verne à Amiens, le collectif Les Malunés, à l’Agora de Boulazac. C’est peut-être le signe d’un désir de créer de manière plus ludique ou décomplexée, dans un rapport au public plus convivial. 

De façon plus générale, comment se portent les arts du cirque ?

Les arts du cirque s’invitent dans toutes les saisons, tous les festivals, toutes les salles de spectacles, dans la rue, les musées, les bibliothèques… et même sur les toits du Palais-Royal à Paris où la cie L’Oublié(e) de Raphaëlle Boitel a pris ses quartiers, lors des Journées européennes du patrimoine. On pourra d’ailleurs assister à son spectacle Ombres portées à l’Azimut,Théâtre La Piscine à Châtenay-Malabry. Le travail autour de nouveaux agrès, de nouvelles formes d’itinérances plus durables… Les projets de nouvelles créations sont nombreux et laissent envisager de vivifiantes découvertes à venir.

« L’Oublié(e) », Raphaëlle Boitel © Christophe Raynaud de Lage

La Nuit bouscule d’ailleurs les habitudes de diffusion. Quelles sont les initiatives originales ?

Effectivement, le format ouvert de La Nuit du Cirque permet à de nombreuses structures de sortir des temporalités usuelles pour imaginer des formats inhabituels de rencontres avec le public. L’ONYX, Théâtre de Saint-Herblain organise une Nuit qui s’étend littéralement de 19h à 7h du matin, avec une formule de 5 spectacles 100 % féminins et un 5 à 7 « soupe à l’oignon » ambiancée dancefloor. Au Mans, l’équipe du Plongeoir, tout nouvellement labellisé Pôle national cirque, donne carte blanche à Johan Swartvagher du collectif de jonglage Protocole pour une Pyjama Party. Le lieu se transforme en auberge-spectacle le temps d’une nuit. C’est joyeux quand les artistes s’emparent de La Nuit !

En 2022, près de 40.000 spectateurs ont suivi les rendez-vous. Comment fédérez-vous les publics très différents sur les 13 territoires ?

Territoires de Cirque coordonne l’événement en lien avec des structures relais. Même si nous apportons chaque année des améliorations à notre mode d’organisation, le rouage est maintenant bien huilé. En France, les pôles nationaux cirque, La Grainerie à Balma, CirQ’onflex à Dijon, Le Séchoir à Saint-Leu (Ile de La Réunion) et Métis’Gwa aux Abymes (Guadeloupe), la FFEC (Fédération Française des Écoles de Cirque) pour les écoles de cirque, procèdent aux inscriptions.

Pour l’international, l’Institut français et les réseaux Circostrada et circusnext jouent un rôle déterminant. Ces dernières années, des organisations homologues de Territoires de Cirque nous ont rejoint et coordonnent la manifestation dans leur pays. Une riche coopération s’est mise en place avec ProCirque, en Suisse. En Allemagne, Buzz et Forum Neuer Zirkus se sont emparé de La Nuit Du Cirque en créant la « Zeit für Zirkus », qui propose 61 rendez-vous dans 31 lieux différents et 12 villes.

Nous avons pu constater que La Nuit du Cirque permettait de toucher de nouveaux publics mais, in fine, ce sont les structures participantes et les artistes, qui en restent les acteurs principaux et qui mobilisent massivement les publics. Les équipes communiquent auprès de la presse locale qui couvre partout l’évènement. Elles entretiennent un lien quotidien qui s’inscrit aussi dans la durée avec des publics très diversifiés. Le travail de coordination territoriale de la Nuit du Cirque par certains opérateurs qui l’accompagnent au-delà de leurs murs, dans d’autres lieux, en lien avec des villes ou communes rurales, est aussi un réel atout.

Pour la première fois, aussi, la FEDEC (Réseau international pour la formation professionnelle aux arts du cirque) participe à la Nuit du Cirque. Un moyen de renforcer la dimension internationale ?

Nous nous réjouissons de compter, cette année, la FEDEC parmi nos partenaires. Outre le soutien qu’elle nous apporte en termes de coordination et d’ouverture à l’international, elle programme aussi dans cette édition le projet TRACES : les créations vidéo des étudiants, autour du thème choisi pour 2023 (« It’s all about love »), seront projetées par chaque école professionnelle en quasi simultané pour La Nuit du Cirque. Il est toujours inspirant de voir comment le cirque se pratique et s’organise ailleurs. La FEDEC mène un travail de fond qui vient enrichir nos propres réflexions.

Quels défis l’association Territoires de Cirque va-t-elle tenter de relever dans ces prochaines années ?

Territoires de Cirque est forte d’une soixantaine de structures aujourd’hui et cette croissance nous oblige à une autre étape de structuration que la nouvelle coprésidence de l’association (Sylviane Manuel, directrice du Pôle national cirque La Verrerie d’Alès, et Vincent Berhault, directeur de la Maison des Jonglages à la Courneuve) mène avec engament et détermination.

Comme tout le monde, nous sortons affaiblis de la crise sanitaire et d’une logique de production de spectacles qui n’ont pas pu être diffusés ou insuffisamment, créant un effet de « goulot d’étranglement », comme il a été souvent dit. À cela s’est ajouté la crise énergétique et l’inflation qui bouleversent l’ensemble de notre économie. Les collectivités locales, largement impactées, se retirent, pour certaines, de projets structurants pour le cirque, comme pour leur territoire. Dans ce contexte, les enjeux sont nombreux. Nous allons tâcher de simplifier, peut-être même arriverons-nous à décélérer sans laisser personne de côté… Voilà le véritable défi ! 🔴

Propos recueillis par
Léna Martinelli


La Nuit du Cirque

5e édition, du 17 au 19 novembre 2023
Événement international initié et Organisé par Territoires de Cirque* avec le soutien du ministère de la Culture, en collaboration avec l’Institut français et avec l’appui de Circostrada, circusnext, ProCirque (Suisse), BUZZ (Allemagne), le réseau Grand CIEL, la Fédération Française des Écoles de Cirque (FFEC) et la Fédération Européenne des Écoles de Cirque professionnelles (FEDEC)
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Toute la programmation ici

Liens vers les critiques des spectacles couverts par la rédaction
080, cie HMG
A snack to be, La Main s’affaire
Ali, cie MPTA
Baal, Groupe Noces
Le Cabaret renversé, cie La Faux Populaire
Le Complexe de l’autruche, Collectif d’équilibristes
Dad is dead, Mathieu Ma Fille Foundation
Des nuits pour voir le jour, cie Allegorie
L’Esquive, Le Plus Petit Cirque du monde
FIQ! (Réveille-toi !), Cirque acrobatique de Tanger, Maroussia Diaz Verbèke
La Fuite, Olivier Meyrou et Matias Pilet 
La Galerie, Machine de Cirque
Instante, cie 7bis
Oraison, Rasposo Théâtre
Ombres portées, Raphaëlle Boitel
Out of the blue, Ay-Roop
S’assurer de ses propres murmures, Collectif Petit travers
Trop près du mur, Typhus Bronx

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Entretien avec Philippe Le Gall, La Nuit du Cirque 2023 de Cirque, par Léna Martinelli
☛ La Nuit du Cirque 2022 de Cirque, par Léna Martinelli
☛ La Nuit du Cirque 2021, Territoires de Cirque, par Florence Douroux
☛ La Nuit du Cirque 2020, Territoires de Cirque, par Florence Douroux
☛ La Nuit du Cirque 2019, Territoires de Cirque, par Léna Martinelli

Photos :
• Une : Delphine Poueymidanet © Günther Vicente
• Mosaïque 1 : « Rêves », cie Inshi © Alex Ivanov
• Mosaïque 2 : « Out of the blue”, Ay Roop © Andrea Fernandez ; « Des nuits pour voir le jour », cie Allegorie © Thomas Brousmiche ; « Le Pas Seul », Alain Reynaud © Daniel Michelon ; « Trop près du mur » © Typhus Bronx ; « Le Cabaret renversé », cie La Faux Populaire © Ruben Silozio
• Mosaïque 3 : « FIQ! (Réveille-toi !) », Cirque acrobatique de Tanger, Maroussia Diaz Verbèke ; « 3D », Jonathan Guichard, cie-HMG © Mathieu Bleton ; « La Galerie », Machine de Cirque ; « Baal », Groupe Noces © Marc Ginot

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