Un cri étouffé mais électrique
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Pièce d’envergure qui clame haut et fort une sourde révolte, la dernière création des Filles du renard pâle clôt son triptyque sur le dépassement de soi et le désir de rencontre. Johanne Humblet s’est entourée d’une équipe de choc. Un show original, très rock, avec de belles innovations circassiennes, qui galvanise les troupes.
Johanne Humblet en a bien essuyé des tempêtes. On découvrait justement son travail lors d’un mémorable orage. Il en avait fallu beaucoup pour qu’elle interrompe la représentation. On avait été impressionnée. Frustrée, également, de manquer les dernières minutes. Cette fois-ci confortablement installée, on est encore une fois soufflée. On retrouve la même énergie qui électrise jusqu’aux plus jeunes. Faut dire que la jeune femme est branchée sur 420 volts !
Wonder women
Oui, Les Filles du renard pâle sont inspirantes. Elles savent nous prendre dans leurs filets. Des références pop émaillent le spectacle. Tout commence par un numéro hypnotique dans une drôle de roue giratoire. Puis une fille de l’air évoque une araignée prise au piège. Après cette évolution digne de Spiderman, c’est au tour d’une acrobate de défier le vide. Malgré les embûches, les personnages avancent. Ces héroïnes des temps modernes vivent moult péripéties et conflits. Elles se jouent des éléments, mais se confrontent aussi entre elles. Ce mélange de puissance physique et de vulnérabilité touche parce qu’il traduit avec justesse notre condition humaine, l’engrenage de la vie.
Les dispositifs à vue permettent d’apprécier les ressorts de la dramaturgie : la violence et l’amour sont les moteurs qui activent l’être humain ; l’entraide paraît un levier de la révolte, estimée nécessaire. D’abord éloignées, les interprètes prennent donc possession de la scène traversée de filins et en explorent toutes les dimensions, jusqu’à former un collectif. Au passage, bravo aux machinistes qui œuvrent dans l’ombre de ce vaste champ de possibles.
C’est la première création en salle de Johanne Humblet. Un changement de taille qui induit une autre écriture : « Passer de l’extérieur à des cages de scène nous a amené à repenser le rythme et donc le découpage. On ne doit plus capter l’attention du public de la même façon », explique-t-elle. Les silences sont des respirations bienvenues et les échappées de judicieux pas de côté.
Les lumières racontent aussi beaucoup. Tantôt franches, tantôt rasantes, elles dévoilent autant qu’elles préservent un certain mystère. En revanche, l’orage est concrètement reconstitué sur scène. De même, les costumes sont très soignés. Toutefois, ce show sans paillettes, ni happy end, ne nous en met pas plein la vue : il nous éclaire.
Au fil du combat
Lutter pour défendre une idéologie ? Pour porter sa voix, ou tout simplement pour vivre ? Qu’ils soient collectifs ou personnels, les combats sont nombreux car il faut se relever de chutes, dépasser ses limites. Tenter, encore et encore, malgré l’échec. Persévérer, sans relâche.
Comme dans Résiste, son précédent opus, Johanne Humblet lance un cri de liberté, sauf qu’il est ici moins enragé, plus étouffé. En effet, comment ne pas se sentir seule pour mener tous ces batailles, rester debout quand tout s’effondre autour de nous ? Ne rien lâcher, aller jusqu’au bout, malgré les voies sans issue et les précipices. Mais comment être plus forte ? « S’unir : le chemin de la révolte est là », estime-t-elle.
Alors, ensemble, en dialogue avec les excellentes Annelies Jonkers et Fanny Aquaron à la musique (chant, clavier et violon), ces filles-là traversent les épreuves pour se faire entendre. Dans son solo, Johanne Humblet évoque nos doubles, parfois nos pires ennemis. Surtout, elle s’est trouvée des alliées (merveilleuses Violaine Garros, danseuse aérienne, Marica Marinoni et Noa Aubry à la roue giratoire), même si cela ne se passe pas sans difficultés, pour arriver à trouver un équilibre. Le propos ne souffre d’aucune naïveté. La bagarre en suspension à la Dragon Ball apporte de l’autodérision, par exemple. Juste avant, l’une accordait sa confiance et la seconde l’accompagnait, la soutenait. Donner son baudrier, c’est mettre sa vie entre d’autres mains. Ce moment est fort, comme beaucoup d’autres.
Sauvages et sensuelles
Ces femmes sont fortes de leurs fragilités mais virtuoses, en toutes circonstances. Concentrée, puis soudainement agitée, projetée au sol ou étirée, Johanne Humblet est solaire dans sa ténacité, solide. Son agrès, le fil de fer, lui va bien. Et pour ce spectacle, elle déploie de nouvelles aptitudes dans la voltige, s’impose d’autres contraintes, sort plus que jamais du cadre. Ses partenaires, aux corps souples et toniques, sont tout aussi véloces.
Que de prises de risques ! Et pas seulement avec la présence de l’eau que les acrobates craignent. On les comprend et on tremble avec elles. Le niveau technique est élevé. Bien étudiés, les agrès ont été construits spécifiquement : le spectaculaire « fil précipice » qui se dérobe sous nos yeux ; l’ingénieuse roue giratoire pour dire la routine et l’enfermement, mais également la vie qui file ; des balanciers qui permettent de savants contrepoids et des figures à 360°… Ces engins permettent de nombreuses expérimentations.
L’ensemble dégage une rare intensité, aussi grâce à cette musique en direct, une composition très rock de Jean-Baptiste Fretray. L’une des spécificités de cette compagnie est aussi la pluridisciplinarité. Parce que ses projets s’appuient sur des talents divers, saluons donc également la qualité de la BD réalisée par Virginie Fremaux, Maya Racca et Natacha Sicaud, qui donne magnifiquement à voir les coulisses de la création (lire notre article).
Décidément, Les filles du renard pâle s’imposent comme une compagnie incontournable du cirque contemporain. Un cirque sous tensions, avec la poésie comme force de frappe pour dire avec générosité « l’urgence de vivre, de se sentir vivre ». 🔴
Léna Martinelli
Révolte ou tentatives de l’échec, Les Filles du renard pâle
Site de la compagnie
Écriture et mise en scène : Johanne Humblet
Collaboration à la mise en scène et circassienne : Maxime Bourdon
Création musicale : Jean-Baptiste Fretray
Collaboration dramaturgie physique : Farid Ayelem Rahmouni
Avec : Johanne Humblet, Violaine Garros, Marica Marinoni en alternance avec Noa Aubry et les musiciennes Annelies Jonkers, Fanny Aquaron
Régie générale : Katia Mozet Floreani
Régie aérienne et plateau : Nicolas Lourdelle, François Pelaprat, Éric Lecomte
Création sonore : Mathieu Ryo, Marc-Alexandre Marzio
Création lumière : Clément Bonnin, Bastien Courthieu
Régie lumière : Nicolas Bulteau
Création costumes : Emma Assaud
Production, diffusion : Jean-François Pyka
Durée : 1 heure
Dès 8 ans
Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale • Grand théâtre • 3, place Georges Pompidou • 78180 Saint-Quentin-en-Yvelines
Du 14 au 16 décembre à 20 h 30
Réservations : en ligne ou 01 30 96 99 00
Tournée 2024 ici :
• Le 3 janvier, Théâtre Jean Arp, Clamart
• Le 26 janvier, L’Avant-Seine, Colombes
• Le 4 février, Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson
• Le 8 février, Théâtre Molière, scène nationale de Sète
• Les 7 et 8 mars, Théâtre du Bourg, scène Nationale de Bourg-en-Bresse
• Du 13 au 15 mars, Théâtre de Villefranche-sur-Saône
• Les 18 et 19 mars, La Rampe, scène conventionnée, à Échirolles
• Les 21 et 22 mars, Malraux, scène nationale Chambéry Savoie
• Les 25 et 26 mars, Théâtre Varia, dans le cadre du Festival UP, à Bruxelles
• Les 28 et 29 mars, Prato, pôle national cirque de Lille
• Les 4 et 5 avril, L’ACB, scène nationale de Bar-le-Duc
• Le 9 avril, Le Carreau, scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan
• Les 14 et 15 mai, Théâtre d’Angoulême, scène nationale
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Résiste, les Filles du renard pâle, par Léna Martinelli
Photos : © Kalimba ou © Bastien Courthieu