Un diamant brut dans un monde en guerre
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Angelin Preljocaj reprend avec sa troupe un ballet commandé par l’Opéra de Lyon en 1990. Son « Roméo et Juliette » actuel a grandi, s’est enrichi de nouveaux corps et des bruits du monde. Son éclat n’en est que plus pur. Un cadeau de Noël céleste, en ces temps troublés.
« Quand on s’aime et qu’on fait l’amour, on brûle son énergie et après, on se sent heureux et on se moque du reste. Mais les détenteurs du pouvoir ne peuvent admettre que l’on soit ainsi. » Le parti pris adopté par le chorégraphe dans Roméo et Juliette est aiguillé par ce commentaire extrait de 1984 d’Orwell. Sa lecture de la tragédie shakespearienne évacue la rivalité entre les deux familles nobles, Capulet et Montaigu. Exit les parents, et le désir de Roméo de venger Mercutio (tué par Tybalt) : l’adolescent ne songe qu’à revoir sa Juliette, quitte à tuer un soldat du dictateur pour cela. Preljocaj ne s’intéresse qu’au conflit politique et social entre deux camps (des dictateurs miliciens et des oppressés pauvres) et au choc amoureux. L’union hors la loi de Roméo et Juliette vient en effet morceler les oppositions et inventer un espace de désordre et de liberté : leur passion, peinte en clair-obscur, illumine un temps les ténèbres d’un régime totalitaire.
Dans les années 1990, la scénographie du dessinateur Enki Bilal s’inspirait des pays communistes de l’Est. Aujourd’hui, elle fait songer à d’autres guerres, à d’autres conflits religieux, idéologiques, ethniques, à d’autres gouvernements (démocratiques ou non, en état d’urgence) voulant éradiquer les déclassés, les sans-abri, les migrants, etc. Le spectateur se trouve d’emblée immergé dans un climat de guerre civile : dès l’entrée dans la salle sombre, il est asphyxié par la fumée, alarmé par les faisceaux inquisiteurs des projecteurs. Puis les sons l’envahissent : ronflement de machines, hélices d’hélicoptères, et enfin, la dramatique Danse des chevaliers de Prokofiev.
Sur le plateau, les deux camps (et les amants) sont séparés par l’immense mur d’une prison – forteresse ou bunker – à la fois réaliste et futuriste. Cette enceinte, surveillée par des gardes et un chien masqués, est censée empêcher le peuple de S.D.F. en haillons (les Montaigu) de s’introduire dans la cité de l’Ordre noir (dirigée par les dictateurs Capulet). Mais ce mur tatoué d’empreintes, troué, tanné comme une vieille peau, ne gêne guère les marginaux fantasques pour entrer dans la place – un espace de jeu multiple, à la fois extérieur et intime (place publique, salle de bal, chambre, église).
Les deux clans sont clairement distincts : les costumes inventés par les artistes Enki Bilal et Fred Sathal les opposent, ainsi que les mouvements (géométriques, voire robotiques, ou joyeusement virtuoses). Dans ce monde manichéen, le trait pourrait paraître forcé, les signes trop lisibles. Pourtant, il n’en est rien. Tout l’art du spectacle tient justement à la fusion parfaite entre les tonalités : réalisme, merveilleux, lyrisme, science-fiction. Le chorégraphe ordonne le désordre, joue avec les images et les reflets, fait d’intrigantes propositions. Par exemple, la nourrice de Juliette, dédoublée, semble échappée du Wonderland de Lewis Carroll. De même, les amants, lors de leur nuit de noces, sont entourés de fantômes charnels. Juliette, drapée d’un tissu rouge après avoir bu le breuvage, voit ses sosies. Quant au moine Laurent, il possède plusieurs facettes : prêtre, alchimiste, sorcier, bête. Autre fine trouvaille : Tybalt, incarné avec intensité par Marius Delcourt, condense trois personnages de la tragédie : le père Montaigu, le fiancé Pâris et le cousin de Juliette. En somme, tout concourt à l’élaboration sur scène d’un songe fou et déchirant : la musique lyrique de Prokofiev, la création sonore inquiétante, la scénographie et les costumes inventifs (renvoyant à l’univers médiéval, au conte, à Star Wars ou à Daesh), l’écriture chorégraphique.
Pousser le mouvement et les émotions le plus loin possible
Tout au long de ce ballet narratif, focalisé sur des moments clés de la pièce, le spectateur est étranglé d’émotion. Les duels entre les clans, dramatisés par la rythmique de Prokofiev et ses leitmotivs, produisent déjà une vive tension. La rigueur de la composition chorégraphique est également saisissante : les duos, très sensuels, alternent avec des duels percutants – battles joyeuses, parodiques, carnavalesques, ou violents combats. Là encore, les mélanges de rire et de sublime, d’ombre et de lumière, rendent hommage à Shakespeare.
Les danseurs, habités, articulent à la perfection un langage qui reflète soit le désir d’être ensemble, de se toucher, de se guider, de fusionner, soit celui de se repousser. Les corps de Virginie Caussin et Redi Shtylla, notamment, racontent le choc de la passion amoureuse. Tant d’expressivité, de grâce et de virtuosité distancée (on songe aux prises d’élans, aux sauts ou portés magnifiques du couple) ravit. Ainsi, les amants fugaces de cette cité dystopique réussissent‑ils à inventer ensemble leur vocabulaire amoureux, en se distinguant de chaque camp, en allant au bout d’eux-mêmes et de leurs mouvements. Leur danse parvient à « effacer le trop rude toucher par un tendre baiser » ¹.
Grâce à l’ange Preljocaj, Juliette funambule et son Roméo acrobate se transcendent sous nos yeux éblouis. La nuit finale a beau s’étendre sur la scène et la salle, des étoiles pures et libres ont resplendi. ¶
Lorène de Bonnay
- Extrait de Roméo et Juliette, I, v, 1595, Shakespeare.
Roméo et Juliette, de William Shakespeare
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Avec : Virginie Caussin, Redi Shtylla, Marius Delcourt, Fran Sanchez, Jean‑Charles Jousni, Margaux Coucharrière, Verity Jacobsen, Sergi Amaros Aparicio, Idir Chatar, Baptiste Coissieu, Antoine Dubois, Clara Freschel, Lisa Gonzales, Marco Herlov Host, Émilie Lalande, Victor Martinez Caliz, Nuriya Nagimova, Simon Ripert, Nagisa Shirai, Anna Tatarova, Alexandre Tondolo, Yurié Tsugawa
Décor : Enki Bilal et Fred Sathal
Musique : Roméo et Juliette, de Serge Prokofiev
Son : Goran Vejvoda
Lumières : Jacques Chatelet
Pièce remontée par Youri Aharon Van den Bosch, assistant et adjoint à la direction artistique
Répétitrice : Natalia Naidich
Choréologue : Dany Lévêque
Théâtre national de Chaillot • 1 place du Trocadéro • 75016 Paris
Réservations : 01 53 65 30 00
Site du théâtre : www.theatre-chaillot.fr
Du 16 au 24 décembre 2016 à 19 h 30 (samedi et dimanche à 15 h 30)
Durée : 1 h 30
39 € | 8 €